Une légère stridulation prit naissance à l’ouverture de ses bronches. Une peur violente gonflait dans ses entrailles. Sa langue collecta le sang durci à la commissure de ses lèvres, ses membres se raidirent encore. Elle n’était pas morte, mais une voix, en elle, lui murmurait qu’elle aurait mieux fait de l’être.
Que s’était-il passé ?
Elle se mordit les joues. Une douleur insoutenable lui traversait le crâne. Elle se souvenait de David, hystérique devant sa machine à écrire. Sa bouteille de whisky à moitié vide, ses yeux fous... L’obscurité du couloir, les murmures dans le salon... Elle se rappelait s’être glissée dans la chambre d’Arthur, d’avoir approché la malle... Et après ? Il s’était forcément passé quelque chose ! Qui l’avait frappée ? Pourquoi ?
Et tous ces inhalateurs, autour, comme jaillis d’un cauchemar.
Un vent glacial s’engouffra par la porte. Dehors, le grincement des branches...
La certitude qu’elle se trouvait dans le repaire de la Chose, et qu’elle allait mourir.
Adeline rabattit ses genoux et les regroupa contre son torse. Ses mouvements remuèrent la puanteur, elle se retint de vomir.
Son cœur palpitait. Le sifflement, cette fois, avait pris la tonalité aiguë d’une crise imminente. Ça arrivait. Le raz-de-marée levait son mur destructeur et rien ne pourrait freiner sa colère.
La crise d’asthme.
Désespérément, elle se contorsionna, s’arqua, se tordit la colonne vertébrale pour tenter d’approcher sa bouche de la poche de son jean. Elle imaginait déjà la Ventoline lui soulager les poumons. Si près, elle était si près !
Impossible. Elle ne réussit qu’à se vriller l’épaule droite.
Adeline cria en secouant la tête dans tous les sens.
Cette fois, elle tira sur les menottes si fort que la peau de ses poignets s’arracha.
Dans son larynx, le passage de l’air se fît plus difficile.
« Ils disent que c’est psychologique ! pensa-t-elle en serrant la mâchoire. Des crises d’angoisse, juste des crises d’angoisse ! Tu bloques l’air ! Tu bloques l’air et tu provoques le sifflement. C’est ton cerveau qui dérègle tout là-dedans. Ils te l’ont expliqué des milliers de fois ! Dis à ton cerveau que tout ceci est faux ! Que ça n’existe pas ! Respire, putain, respire ! Dakari... Dakari... Tu dois sortir de ma tête ! Ce n’était pas ma faute... »
Mourir privée d’oxygène, dans le poumon monstrueux d’une forêt. Et cernée d’inhalateurs.
Elle haletait, sa poitrine se levait, s’affaissait, bondissait encore. Le sifflement aigu s’écrasa en un son rauque, court et infiniment répété. Elle sentait sa glotte battre, ses amygdales se rétracter, ses poumons brailler « De l’air ! De l’air ! », alors que ses muscles s’atrophiaient, tels des cordages gonflés d’eau et abandonnés à la morsure du soleil.
Le navire organique se disloquait de part en part.
Puis vint le moment où le flux glacé ne circula plus du tout. Une coupure nette.
Attachée à un lit, en train de s’asphyxier.
Ses veines gonflaient. Dans son cerveau, l’image d’une truite se débattant sur une étendue herbeuse. Elle tourna la tête sur le côté, la bouche grande ouverte, priant pour que tout se passe vite.
Mais l’agonie dura des siècles.
Le temps se dilatait. Il lui semblait percevoir chaque seconde se décomposer en dixièmes, chaque dixième en centièmes. L’absence d’oxygène devenait insupportable.
Mourir... Pitié, mourir...
Ses pensées devinrent vierges, immaculées. Ses tendons se relâchèrent. Son organisme abandonnait le combat.
Plus tard, beaucoup plus tard, apparut le visage de la mort. Un masque d’os et de chair pendante, perché au-dessus d’elle. Des cavités béantes, un nez plat, presque inexistant. La figure enfantine de Dakari. Dakari, trempé de sueur. Il était là, venu la chercher de ses petites mains potelées.
Ses yeux se fermèrent lentement. Progressivement, la douleur s’estompa. Elle devait être morte, parce que, en elle, les blocages se rompaient. L’air s’engouffrait de nouveau peu à peu sous son palais. Un écoulement tout d’abord limité, qu’elle sentait glisser au plus profond de son système respiratoire. Ça respirait. Ça respirait tout seul...
Elle rouvrit les yeux. Elle vivait ! Plus de sifflement, plus de blocage !
Dans l’euphorie de la récupération, elle rit. Elle rit comme elle n’avait jamais ri.
— Tu n’existais pas ! s’étouffa-t-elle. Ils avaient raison ! Durant toutes ces années, tu n’as jamais existé !
Son rire se termina par une toux ignoble. Elle explosa en sanglots. Toute sa vie n’avait été qu’un leurre, un accident, une simulation.
Un cauchemar éveillé.
Elle ne mourrait pas étouffée, pas cette fois-ci. Mais combien d’autres morts la guettaient ? Quelles souffrances devrait- elle encore endurer ?
La lune qui jouait avec les nuages lui dévoila une nouvelle esquisse de sa prison. Adeline s’imprégna du moindre détail. Le bois pourrissant de la charpente, laissant entrevoir, juste au-dessus d’elle, la fourrure blanche des amas neigeux. Un fil électrique au plafond, sans ampoule. Les murs, les fenêtres. Le poêle en faïence, noir de crasse. L’ombre d’un outil posé contre. Une hache.