On était début avril, et le ciel se dégageait après de fortes pluies. Le soleil s’était couché, et un soir pâle et frais se fondait doucement dans la nuit. Sam rentra chez lui à la lueur des premières étoiles. Il traversa Hobbiteville et gravit la Colline en sifflant doucement et pensivement.
Ce fut précisément à ce moment-là que Gandalf réapparut après une longue absence. Trois années s’étaient écoulées après la fête durant lesquelles on ne l’avait plus revu. Puis il avait brièvement rendu visite à Frodo, et, après l’avoir regardé dans le blanc des yeux, il était reparti. Pendant un an ou deux, il s’était présenté assez souvent, arrivant inopinément après la tombée de la nuit et repartant sans prévenir avant l’aube. Il refusait de parler de ses propres affaires ou de ses voyages, et semblait surtout intéressé à prendre des nouvelles de Frodo, comment il allait et ce qu’il faisait.
Puis, soudain, ses visites avaient cessé. Cela faisait plus de neuf ans que Frodo ne l’avait vu ou n’avait eu de ses nouvelles ; et il commençait à penser que le magicien ne reviendrait plus et qu’il avait perdu tout intérêt envers les hobbits. Mais ce soir-là, tandis que Sam rentrait chez lui et que le crépuscule faiblissait, Frodo entendit ces petits coups naguère familiers à la fenêtre de son bureau.
Frodo, surpris, accueillit son vieil ami avec grand plaisir. Les deux s’étudièrent longuement.
« Ça va, hein ? dit Gandalf. Vous ne changez pas, Frodo ! »
« Vous non plus », répondit Frodo ; mais il se dit en lui-même que Gandalf paraissait plus vieux et usé par les soucis. Il lui demanda instamment des nouvelles de lui et du vaste monde ; et ils furent bientôt en grande conversation et veillèrent tard dans la nuit.
Le lendemain matin, après un déjeuner tardif, le magicien était assis avec Frodo devant la fenêtre ouverte du bureau. Un grand feu brûlait dans l’âtre, mais le soleil était chaud et le vent soufflait du sud. Tout était éclatant de fraîcheur, et le jeune verdoiement du printemps chatoyait dans les prés et au bout des doigts des arbres.
Gandalf rêvassait d’un printemps vieux de près de quatre-vingts ans, quand Bilbo était parti de Cul-de-Sac sans même son mouchoir de poche. Ses cheveux étaient peut-être plus blancs qu’ils ne l’étaient alors, sa barbe et ses sourcils peut-être plus longs, et son visage plus marqué par les soucis et la sagesse ; mais ses yeux étaient tout aussi brillants que jamais, et il fumait et lançait des ronds de fumée avec la même énergie et le même plaisir qu’autrefois.
Il fumait à présent en silence, car Frodo était assis immobile, plongé dans ses pensées. Même à la lumière du matin, il ressentait l’ombre oppressante des nouvelles que Gandalf lui avait apportées. Enfin, il brisa le silence.
« La nuit dernière, vous avez commencé à me raconter d’étranges choses au sujet de mon anneau, Gandalf, dit-il. Puis vous vous êtes arrêté en disant qu’il valait mieux attendre le jour avant d’évoquer de pareilles choses. N’est-il pas temps de finir ce que vous avez commencé ? Vous dites que mon anneau est dangereux, bien plus dangereux que je ne l’imagine. De quelle façon ? »
« De plusieurs façons, répondit le magicien. Il est beaucoup plus puissant que je ne me suis permis de le croire au début, si puissant, en fait, qu’il finirait par subjuguer complètement tout individu de race mortelle venant à le posséder. C’est l’anneau qui, en fin de compte, le posséderait.
« En Eregion, il y a longtemps, on fabriqua de nombreux anneaux elfiques, des anneaux magiques, comme vous les appelez ; et il y en eut évidemment de diverses sortes, certains plus puissants que d’autres. Les anneaux moindres n’étaient que des essais avant que cet art ne parvienne à maturité, et pour les forgerons elfes il ne s’agissait que de colifichets – tout de même dangereux pour les mortels, à mon sens. Mais les Grands Anneaux, les Anneaux de Pouvoir, ceux-là étaient périlleux.
« Un mortel, Frodo, qui conserve l’un des Grands Anneaux, ne meurt pas, mais il ne s’en trouve pas grandi ou vivifié, il ne fait que durer, jusqu’à ce qu’enfin, chaque minute soit un fardeau. Et s’il utilise souvent l’Anneau pour se faire invisible, il
« Comme c’est terrifiant ! » dit Frodo. Il y eut encore un long silence. On pouvait entendre Sam en train de tailler la pelouse dans le jardin.
« Depuis quand savez-vous tout cela ? finit par demander Frodo. Et qu’en savait Bilbo ? »