Le Chancelier s’inquiète d’autant plus que d’autres bruits lui parviennent, toujours rapportés par l’intermédiaire de Heydrich et de Himmler : des listes d’un nouveau cabinet seraient déjà prêtes. L’historien anglais, sir John W. Wheeler-Benett vit alors à Berlin. Il fréquente les cafés politiques de la capitale, y rencontre de nombreuses personnalités allemandes en vue. Un jour, dans l’un de ces bars, l’un de ses interlocuteurs sort une feuille de papier : c’est le futur cabinet, et sans se soucier des serveurs qui passent et repassent près de la table, il commente devant Wheeler-Bennett les noms de ceux qui sont promis à la succession. Or, il est de notoriété publique que les garçons de ce bar sont au service de la Gestapo. Heydrich peut ainsi citer des noms à Hitler : Roehm se serait allié au général Schleicher qui veut évincer Papen. Gregor Strasser serait ministre de l’Économie nationale, Roehm, ministre de la Défense et les S.A. seraient incorporés à la Reichswehr, Bruning aurait le ministère des Affaires étrangères. Mais Hitler conserverait la chancellerie, les victimes du changement étant Papen et Goering. Wheeler-Bennett se souvient que « tous ces bruits circulaient à Berlin à ce moment-là et que l’on se passait de main en main des listes tapées à la machine donnant la composition du nouveau cabinet et cela avec un manque de prudence qui faisait frémir plus d’un observateur étranger ».
Heydrich et Himmler peuvent donc, sans difficulté, rassembler les informations. Ils annoncent même que Schleicher et son adjoint, le général von Bredow, ont pris des contacts avec des émissaires français.
En fait, le général Schleicher qui a été la tête politique de la Reichswehr, l’homme de confiance de Hindenburg, le tombeur de chanceliers et le dernier chancelier avant Hitler, s’ennuie. Dans sa villa de Neu Babelsberg, sur les bords du lac Wannsee, il a vécu retiré depuis janvier 1933. Sa jeune femme et sa fille paraissent suffire à occuper sa vie. Mais il voit les généraux Bredow et Hammerstein et par eux il se tient au courant des rivalités qui déchirent le parti nazi, des incertitudes qui régnent quant à l’avenir. Il espère à nouveau jouer un grand premier rôle et au printemps, il rentre dans le circuit des diners, des rencontres, des projets. A-t-il vu Strasser et Roehm ? Il parle longuement avec l’ambassadeur de France à une réception chez le ministre de Roumanie. Il n’en faut pas plus pour que les rapports des agents de Heydrich s’enflent. D’autant plus qu’André François-Poncet et le général vont se revoir.
« Je connaissais assez bien Schleicher, raconte l’ambassadeur de France, je l’avais vu pour la dernière fois le lundi de Pâques (le 2 avril) ; nous avions passé la journée ensemble à la campagne, il avait l’habitude de me parler librement et je n’avais jamais constaté qu’il me trompât. Ce jour-là, il ne fit, pas plus que dans les conversations précédentes, mystère de son opposition au régime, mais à aucun moment il ne me dit quoi que ce fût qui pût me laisser deviner qu’il eût des projets subversifs ou qu’il fût mêlé à une conspiration quelconque ; à aucun moment il n’eut le langage d’un traître à son pays, et chaque fois qu’il prononça le nom de Roehm ce fut avec dédain et dégoût »
Mais les agents du S.D. se soucient peu des intentions réelles de Schleicher. Ils le surveillent, comme ils surveillent von Bredow qui séjourne près de la frontière française. Bredow, qui se rendait à Paris, aurait même été prié de descendre du train à la frontière et dans ses bagages on aurait trouvé une recommandation pour une personnalité française. Bredow aurait en vain téléphoné à Blomberg pour lui demander d’intervenir, mais le ministre de la Reichswehr aurait refusé.
Pour un homme aux aguets comme l’est Hitler ces indices – et Heydrich les multiplie – doivent être pris en considération. Le Führer sait qu’un pouvoir est vulnérable et peut être renversé. Ses adversaires ne cherchent-ils pas à obtenir l’appui français ? Que peuvent s’être dit Schleicher et François-Poncet ? L’ambassadeur du Reich à Paris ne signale-t-il pas précisément que le 9 mai, Louis Barthou, ministre des Affaires étrangères, a fait devant la commission des Affaires étrangères de la Chambre des « déclarations sensationnelles concernant la situation intérieure de l’Allemagne » ? Qu’espèrent donc les Français ? Qui les renseigne ? Schleicher est-il leur homme ?
LES PREMIERES LISTES