Himmler et Heydrich utilisent, interprètent tous les détails dans le sens de leur thèse : Roehm et les S.A. menacent le pouvoir du Reich, mais peu à peu autour de ce premier noyau viennent s’agglomérer d’autres périls qui s’incarnent en quelques noms : les conseillers de Papen, Jung, Bose, les généraux Schleicher, Bredow. C’est un étrange amalgame que constituent les maîtres de la Gestapo et de l’Ordre noir. Chacun d’eux, mais aussi Goering complice, ajoutent de nouveaux noms à la liste, qu’ils soient ceux de personnalités catholiques, comme le docteur Klausener, d’un témoin gênant ou d’un Gruppenführer S.A.,
Car il s’agit bien de listes. Ce sont les hommes de confiance de Heydrich et de Himmler qui les dressent. L’un d’eux a une fonction toute nouvelle dans le IIIeme Reich : il est le commandant du camp de concentration de Dachau, l’un de ces K.Z. appelés à une si grande extension et dont le Reichsführer S.S. a eu l’idée. Theodore Eicke est Oberführer S.S. : devant lui, les prisonniers politiques de Dachau se tiennent au garde-à-vous, le calot à la main, dans une discipline toute militaire. Ce sont surtout des communistes et des opposants de gauche. Mais quand Heydrich convoque Theodore Eicke et lui demande de préparer ses S.S. à une action éclair – éventuelle – contre les S.A., l’Oberführer ne pose aucune question : il met le plan de Heydrich à exécution. Avec les agents du S.D. il dresse des listes. Ces papiers funèbres circulent entre la Gestapo et le bureau de Goering : on ajoute ou l’on barre suivant ses sympathies et ses craintes. Goering efface le nom de Rudolf Diels, l’ancien chef de la Gestapo que Himmler ou Heydrich avait placé sur l’une des listes. Best essaie de protéger l’Obergruppenführer Schneidhuber, mais Best n’est qu’un agent du S.D. et il n’a pas l’autorité de Goering, Schneidhuber reste sur la liste. Que faire de ces listes ? Heydrich a convaincu Himmler qu’il n’y a qu’une solution : la liquidation de Roehm, de sa clique, des opposants. Puis Heydrich gagne ceux dont il a besoin à sa solution définitive : Goering qui a déjà choisi l’alliance avec les hommes des S.S. et de la Gestapo ; le général von Reichenau : l’officier, chef du Ministeramt, se rend de plus en plus souvent au siège de la Gestapo, Prinz-Albrecht-Strasse. À son poste clé, von Reichenau peut beaucoup, il lui est facile de mettre à la disposition des S.S. des armes, des moyens de transport, des casernes. Et les rapports de l’Abwehr qui arrivent sur le bureau du Chancelier « peuvent » aussi confirmer ceux du S.D. et de la Gestapo. Car le plan de Heydrich séduit Reichenau : si l’action contre les S.A. se déchaîne, ce sont les S.S. qui agiront. Les hommes de la Reichswehr se contenteront d’aider discrètement et de tirer les bénéfices de l’opération. Or, les S.A. liquidés, la Reichswehr ne serait-elle pas la seule force réelle du IIIeme Reich et Hitler ne devrait-il pas accepter les voeux de l’Offizierskorps ?
LE CHOIX DE LA REICHSWEHR
Le 16 mai, la petite ville de Bad Nauheim est encombrée par les véhicules officiels. C’est là, au milieu des prairies et des forêts de la Wetterau, dans cette ville protégée des coups de vent froid par le Vogelsberg, que les officiers supérieurs de la Bendlerstrasse et les inspecteurs de la Reichswehr ont décidé de se réunir. Le général von Fritsch, chef de la Heeresleitung, préside avec son autorité impassible d’officier du grand État-major. Pour participer à la discussion sont rassemblés ce jour-là autour de von Fritsch tout ce qui compte dans la Reichswehr : une décision prise ici, à Bad Nauheim, deviendra la décision de tout l’Offizierskorps. Blomberg et Beichenau sont présents. Le général Fritsch, immédiatement, aborde le thème central de la discussion : qui la Reichswehr veut-elle voir succéder au Feldmarschall Hindenburg ? Les officiers supérieurs lancent plusieurs noms qui circulent depuis longtemps : Ritter von Epp, ou le Kronprinz ? Reichenau puis Blomberg vont alors intervenir. L’un et l’autre sont des partisans de Hitler. Reichenau met l’accent sur les dangers que représentent les S.A., or, dit-il, Hitler accepterait de débarrasser l’Allemagne de la Sturmabteilung en échange de la présidence. Blomberg est encore plus net : sur le croiseur Deutschland, un pacte a été conclu : les S.A. contre la présidence. Dès lors, la discussion est sans objet, car l’accord de tous est acquis : les officiers supérieurs, puisqu’on ne menace pas directement la Reichswehr, coeur et âme du Reich, sont prêts à se rallier à Hitler.
Quand dans l’air doux de ce mois de mai, les voitures portant fanion du général Blomberg, du général Fritsch, du général Reichenau, quittent Bad Nauheim par la petite route pour rejoindre Francfort, une étape importante vient d’être franchie. Aucun des curistes qui, sur les allées, regardent passer les voitures n’a conscience qu’une nouvelle fois la Reichswehr vient de décider pour l’Allemagne.