Cette fois, Zira hésitait à comprendre. Elle montra elle aussi la Terre, puis dirigea son doigt vers le ciel. Je fis un signe affirmatif. Elle était médusée et un travail laborieux se faisait en elle. Je l’aidai de mon mieux en traçant encore une ligne pointillée depuis la Terre jusqu’à Soror et en représentant notre vaisseau, à une échelle différente, sur la trajectoire. Cela fut pour elle un trait de lumière. J’étais maintenant certain que ma véritable nature et mon origine lui étaient connues. Elle eut un nouvel élan pour se rapprocher de moi, mais, à cet instant, Zaïus apparut au bout du couloir pour son inspection périodique.
La guenon eut un regard terrifié. Elle roula vivement la feuille de papier, empocha son carnet et, avant que l’orang-outan se fût approché, porta son index à sa bouche dans un geste suppliant. Elle me recommandait de ne pas me démasquer à Zaïus. Je lui obéis, sans comprendre la raison de ces mystères et, certain d’avoir en elle une alliée, je repris mon attitude d’animal intelligent.
II
Dès lors, grâce à Zira, ma connaissance du monde et du langage simiens fit de rapides progrès. Elle s’arrangeait pour me voir seule presque chaque jour, sous prétexte de tests particuliers, et entreprit de faire mon éducation, m’enseignant sa langue et apprenant en même temps la mienne avec une rapidité qui me stupéfiait. En moins de deux mois, nous fûmes à même de tenir une conversation sur des sujets très divers. Je pénétrai peu à peu l’esprit de la planète Soror et ce sont les traits de cette civilisation étrange que je veux maintenant essayer de décrire.
Aussitôt que nous pûmes nous entretenir, Zira et moi, ce fut vers le sujet principal de ma curiosité que j’orientai la conversation. Les singes étaient-ils bien les seuls êtres pensants, les rois de la création sur la planète ?
« Qu’imagines-tu ? dit-elle. Le singe est, bien sûr, la seule créature raisonnable, la seule possédant une âme en même temps qu’un corps. Les plus matérialistes de nos savants reconnaissent l’essence surnaturelle de l’âme simienne. »
Des phrases comme celle-ci me faisaient toujours sursauter malgré moi.
« Alors, Zira, que sont les hommes ? »
Nous parlions alors en français car, comme je l’ai dit, elle fut plus prompte à apprendre ma langue que moi la sienne, et le tutoiement avait été instinctif. Il y eut bien au début, quelques difficultés d’interprétation, les mots « singe » et « homme » n’évoquant pas pour nous les mêmes créatures ; mais cet inconvénient fut vite aplani. Chaque fois qu’elle prononçait : singe, je traduisais : être supérieur ; sommet de l’évolution. Quand elle parlait des hommes, je savais qu’il était question de créatures bestiales, douées d’un certain sens d’imitation, présentant quelques analogies anatomiques avec les singes, mais d’un psychisme embryonnaire et dépourvues de conscience.
« Il y a à peine un siècle, déclara-t-elle sur un ton doctoral, que nous avons fait des progrès remarquables sur la connaissance des origines. On croyait autrefois les espèces immuables, créées avec leurs caractères actuels par un Dieu tout-puissant. Mais une lignée de grands penseurs, tous des chimpanzés, ont totalement modifié nos idées à ce sujet. Nous savons qu’elles ont eu probablement toutes une souche commune.
— Le singe descendrait-il de l’homme ?
— Certains l’ont cru ; mais ce n’est pas exactement cela. Singes et hommes sont des rameaux différents, qui ont évolué, à partir d’un certain point, dans des directions divergentes, les premiers se haussant peu à peu jusqu’à la conscience, les autres stagnant dans leur animalité. Beaucoup d’orangs-outans, d’ailleurs, s’obstinent encore à nier cette évidence.
— Tu disais, Zira… une lignée de grands penseurs, tous des chimpanzés ? »
Je rapporte ces entretiens tels qu’ils eurent lieu, à bâtons rompus, ma soif d’apprendre entraînant Zira dans de nombreuses et longues digressions.
« Presque toutes les grandes découvertes, affirma-t-elle avec véhémence, ont été faites par des chimpanzés.
— Y aurait-il des castes parmi les singes ?
— Il y a trois familles distinctes, tu t’en es bien aperçu, qui ont chacune leurs caractère propres : les chimpanzés, les gorilles et les orangs-outans. Les barrières de race, qui existaient autrefois, ont été abolies et les querelles qu’elles suscitaient apaisées, grâce surtout aux campagnes menées par les chimpanzés. Aujourd’hui, en principe, il n’y a plus de différence entre nous.
— Mais la plupart des grandes découvertes, insistai-je, ont été faites par des chimpanzés.
— C’est un fait.
— Et les gorilles ?
— Ce sont des mangeurs de viande, dit-elle avec dédain. Ils étaient autrefois des seigneurs et beaucoup ont gardé le goût de la puissance. Ils aiment organiser et diriger. Ils adorent la chasse et la vie au grand air. Les plus pauvres se louent pour des travaux qui exigent de la force.
— Quant aux orangs-outans ? »
Zira me regarda un moment, puis éclata de rire.