Un jour pourtant, après plusieurs semaines, je ressentis une sorte de nausée. Était-ce le reflet dans la prunelle de Nova qui m’avait paru, cette nuit-là, particulièrement inexpressif ? Était-ce le morceau de sucre dont Zira venait de me gratifier qui prenait subitement un goût amer ? Le fait est que je rougis de ma lâche résignation. Que penserait de moi le professeur Antelle, si par hasard il vivait encore et me retrouvait dans cet état ? Cette idée me devint vite insupportable et je décidai sur-le-champ de me conduire en homme civilisé. Caressant le bras de Zira en guise de remerciement, je m’emparai de son carnet et de son stylo. Je bravai ses douces remontrances et, m’asseyant sur la paille, j’entrepris de tracer la silhouette de Nova. Je suis assez bon dessinateur et, le modèle m’inspirant, je réussis à faire une esquisse convenable, que je tendis à la guenon.
Ceci réveilla aussitôt son émoi et son incertitude à mon sujet. Son museau rougit et elle se mit à me dévisager en tremblant un peu. Comme elle restait interdite, je repris avec autorité le carnet, qu’elle m’abandonna cette fois sans protester. Comment n’avais-je pas utilisé plus tôt ce moyen simple ? Rassemblant mes souvenirs scolaires, je traçai la figure géométrique qui illustre le théorème de Pythagore. Ce n’est pas au hasard que je choisis cette proposition. Je me rappelais avoir lu dans ma jeunesse un livre d’anticipation, où un tel procédé était employé par un vieux savant pour entrer en contact avec les intelligences d’un autre monde. J’en avais même discuté, au cours du voyage, avec le professeur Antelle, qui approuvait cette méthode. Il avait même ajouté, je m’en souvenais fort bien, que les règles d’Euclide, étant complètement fausses, devaient, à cause de cela, être universelles.
En tout cas, l’effet sur Zira fut extraordinaire. Son mufle devint pourpre et elle poussa une violente exclamation. Elle ne se ressaisit que lorsque Zoram et Zanam s’approchèrent, intrigués par son attitude. Alors, elle eut une réaction qui me parut curieuse, après m’avoir lancé un coup d’oeil furtif : elle dissimula soigneusement les dessins que je venais de tracer. Elle parla aux gorilles, qui quittèrent la salle, et je compris qu’elle les éloignait sous un prétexte quelconque. Ensuite, elle se retourna vers moi et me saisit la main, la pression de ses doigts ayant une tout autre signification que lorsqu’elle me flattait comme un jeune animal, après un tour réussi. Elle me présenta enfin le carnet et le stylo d’un air suppliant.
C’est elle, à présent, qui se montrait avide d’établir un contact. Je remerciai Pythagore et m’engageai un peu plus sur la voie géométrique. Sur une page du carnet, je dessinai de mon mieux les trois coniques, avec leurs axes et leurs foyers : une ellipse, une parabole et une hyperbole. Puis, sur la page d’en face, je traçai un cône de révolution. Je rappelle ici que l’intersection d’un tel corps par un plan est l’une des trois coniques, suivant l’angle de coupe. Je fis la figure dans le cas de l’ellipse et, revenant à mon premier dessin, j’indiquai du doigt la courbe correspondante à ma guenon émerveillée.
Elle m’arracha le carnet des mains, traça à son tour un autre cône, coupé par un plan sous un angle différent, et me désigna l’hyperbole de son long doigt. Je me sentis bouleversé par une émotion si intense que des larmes me vinrent aux yeux et que j’étreignis convulsivement ses mains. Nova glapit de colère, au fond de la cage. Son instinct ne la trompait pas sur le sens de ces effusions. C’était une communion spirituelle qui venait de s’établir entre Zira et moi, par le truchement de la géométrie. J’en éprouvais une satisfaction presque sensuelle et je sentais la guenon profondément troublée, elle aussi.
Elle se dégagea d’un geste brusque et sortit en courant de la salle. Son absence ne dura pas longtemps ; mais, pendant cet intervalle, je restai plongé dans un rêve, sans oser regarder Nova, envers qui j’éprouvais presque un sentiment de culpabilité et qui tournait autour de moi en grondant.
Quand Zira revint, elle me tendit une grande feuille de papier, fixée sur une planche à dessin. Je réfléchis quelques secondes et résolus de porter un coup décisif. Dans un coin de la feuille, je figurai le système de Bételgeuse, tel que nous l’avions découvert à notre arrivée, avec l’astre central géant et ses quatre planètes. Je marquai Soror dans sa position exacte, avec son petit satellite ; je la désignai du doigt à Zira, puis pointai mon index vers elle, avec insistance. Elle me fit signe qu’elle avait parfaitement compris.
Alors, dans un autre angle de la feuille, je dessinai mon vieux système solaire, avec ses planètes principales. J’indiquai la Terre et je retournai le doigt contre ma propre poitrine.