Je commençai à manger, sans cacher mon dédain pour les autres prisonniers, qui étaient incapables de suivre mon exemple, après avoir été témoins de l’opération. Nova, elle-même, ne put m’imiter ce jour-là, quoique j’eusse recommencé plusieurs fois mon manège à son intention. Elle essaya cependant – elle était certainement une des plus intelligentes du lot. Elle tenta de placer un cube sur un autre, le posa en déséquilibre, fut effrayée par sa chute et alla se réfugier dans un coin. Cette fille, d’une agilité et d’une souplesse remarquables, dont tous les gestes étaient harmonieux, se montrait comme les autres d’une maladresse inconcevable dès qu’il s’agissait de manipuler un objet. Elle apprit pourtant à exécuter le tour au bout de deux jours.
Ce matin-là, j’eus pitié d’elle et lui lançai deux des plus beaux fruits à travers les barreaux. Ce geste me valut une caresse de Zira, qui venait d’entrer. Je fis le gros dos comme un chat sous sa main velue, au grand déplaisir de Nova, que ces démonstrations mettaient en rage et qui se mit aussitôt à s’agiter et à gémir.
Je me distinguai dans bien d’autres épreuves ; mais surtout, écoutant avec attention, je réussis à retenir quelques mots simples du langage simien et à en comprendre le sens. Je m’exerçais à les prononcer quand Zira passait devant ma cage et elle paraissait de plus en plus stupéfaite. J’en étais à ce stade quand eut lieu la nouvelle inspection de Zaïus.
Il était encore escorté de sa secrétaire, mais accompagné aussi d’un autre orang-outan, solennel comme lui, comme lui décoré et qui causait avec lui sur un pied d’égalité. Je supposai qu’il s’agissait d’un confrère, appelé en consultation pour le cas troublant que je représentais. Ils entamèrent une longue discussion devant ma cage, avec Zira qui les avait rejoints. La guenon parla longtemps et avec véhémence. Je savais qu’elle était en train de plaider ma cause, mettant en relief l’acuité exceptionnelle, qu’on ne pouvait plus contester. Son intervention n’eut d’autre résultat que de provoquer un sourire d’incrédulité chez les deux savants.
Je fus encore incité à subir devant eux les tests où je m’étais montré si adroit. Le dernier consistait à ouvrir une boîte fermée par neuf systèmes différents (verrou, goupille, clé, crochet, etc.). Sur Terre, Kinnaman, je crois, avait inventé un appareil semblable pour évaluer le discernement des singes et ce problème était le plus compliqué que certains eussent réussi à résoudre. Il devait en être de même ici, pour les hommes. Je m’en étais tiré à mon honneur, après quelques tâtonnements.
Zira me tendit la boîte elle-même et je compris à son air suppliant qu’elle souhaitait ardemment me voir faire une brillante démonstration, comme si sa propre réputation était engagée dans l’épreuve. Je m’appliquai à la satisfaire et fis jouer les neuf mécanismes en un clin d’oeil, sans aucune hésitation. Je ne m’en tins pas là. Je sortis le fruit que contenait la boîte et l’offris galamment à la guenon. Elle l’accepta en rougissant. Ensuite, je fis étalage de toutes mes connaissances et prononçai les quelques mots que j’avais appris, en montrant du doigt les objets correspondants.
Pour le coup, il me paraissait impossible qu’ils pussent avoir encore des doutes sur ma véritable condition. Hélas ! je ne connaissais pas encore l’aveuglement des orangs-outans ! Ils esquissèrent de nouveau ce sourire sceptique qui me mettait en fureur, firent taire Zira et recommencèrent à discuter entre eux. Ils m’avaient écouté comme si j’étais un perroquet. Je sentais qu’ils s’accordaient pour attribuer mes talents à une sorte d’instinct et à un sens aigu de l’imitation. Ils avaient probablement adopté la règle scientifique qu’un savant de chez nous résumait ainsi :
Tel était le sens évident de leur jargon et je commençais à écumer de rage. Peut-être me serais-je laissé aller à quelque éclat, si je n’avais surpris un coup d’oeil de Zira. Il apparaissait clairement qu’elle n’était pas d’accord avec eux et se sentait honteuse de les entendre tenir ces propos devant moi.
Son confrère ayant fini par s’en aller, après avoir sans doute émis une opinion catégorique sur mon compte, Zaïus se livra à d’autres exercices. Il fit le tour de la salle, examinant en détail chacun des captifs et donnant de nouvelles instructions à Zira, qui les notait au fur et à mesure. Sa mimique semblait présager de nombreux changements dans l’occupation des cages. Je ne fus pas long à pénétrer son plan et à comprendre le sens des comparaisons manifestes qu’il établissait entre certains caractères de tel homme et ceux de telle femme.