Et Philippe, avec un regard empreint d’une irrécusable autorité, congédia le baron, qui sortit mal à son aise, prévoyant quelque traverse.
Philippe accompagna le baron jusqu’à la porte de sortie du petit salon, pour être sûr que cette pièce demeurerait vide. Il alla regarder de même dans le boudoir, et assuré de n’être entendu de personne, sinon par celui auquel il s’adressait:
– Monsieur de Charny, dit-il en se croisant les bras en face du comte, comment se fait-il que vous osiez venir demander ma sœur en mariage?
Olivier recula et rougit.
– Est-ce, continua Philippe, pour cacher mieux vos amours avec cette femme que vous poursuivez, avec cette femme qui vous aime? Est-ce pour que vous voyant marié, on ne puisse dire que vous avez une maîtresse?
– En vérité, monsieur… dit Charny chancelant, atterré.
– Est-ce, ajouta Philippe, pour que, devenu l’époux d’une femme qui approchera votre maîtresse à toute heure, vous ayez plus de facilité à la voir, cette maîtresse adorée?
– Monsieur, vous passez les bornes!
– C’est peut-être, et je crois plutôt cela, continua Philippe en se rapprochant de Charny; c’est sans doute pour que, devenu votre beau-frère, je ne révèle pas ce que je sais de vos amours passées.
– Ce que vous savez! s’écria Charny épouvanté, prenez garde, prenez garde!
– Oui, dit Philippe en s’animant, la maison du louvetier, louée par vous; vos promenades mystérieuses dans le parc de Versailles… la nuit… vos mains pressées, vos soupirs, et surtout ce tendre échange de regards à la petite porte du parc…
– Monsieur, au nom du ciel! monsieur, vous ne savez rien; dites que vous ne savez rien.
– Je ne sais rien! s’écria Philippe avec une sanglante ironie. Comment ne saurais-je rien, moi qui étais caché dans les broussailles derrière la porte des bains d’Apollon, quand vous êtes sorti donnant le bras à la reine.
Charny fit deux pas, comme un homme frappé à mort qui cherche un appui autour de lui.
Philippe le regarda avec un farouche silence. Il le laissait souffrir, il le laissait expier par ce tourment passager les heures d’ineffables délices qu’il venait de lui reprocher.
Charny se releva de son affaissement.
– Eh bien! monsieur, dit-il à Philippe, même après ce que vous venez de me dire, je vous demande, à vous, la main de mademoiselle de Taverney. Si ne n’étais qu’un lâche calculateur, comme vous le supposiez il y a un moment, si je me mariais pour moi, je serais tellement misérable, que j’aurais peur de l’homme qui tient mon secret et celui de la reine. Mais il faut que la reine soit sauvée, monsieur, il le faut.
– En quoi la reine est-elle perdue, dit Philippe, parce que monsieur de Taverney l’a vue serrer le bras de monsieur de Charny, et lever au ciel des yeux humides de bonheur? En quoi la reine est-elle perdue, parce que je sais qu’elle vous aime? Oh! ce n’est pas une raison de sacrifier ma sœur, monsieur, et je ne la laisserai pas sacrifier.
– Monsieur, répondit Olivier, savez-vous pourquoi la reine est perdue si ce mariage ne se fait pas? C’est que ce matin même, tandis qu’on arrêtait monsieur de Rohan, le roi m’a surpris aux genoux de la reine.
– Mon Dieu!
– Et que la reine, interrogée par son roi jaloux, a répondu que je m’agenouillais pour lui demander la main de votre sœur. Voilà pourquoi, monsieur, si je n’épouse pas votre sœur, la reine est perdue. Comprenez-vous, maintenant?
Un double bruit coupa la phrase d’Olivier: un cri et un soupir. Ils partaient tous deux l’un du boudoir, l’autre du petit salon.
Olivier courut au soupir; il vit dans le boudoir Andrée de Taverney vêtue de blanc comme une fiancée. Elle avait tout entendu et venait de s’évanouir.
Philippe courut au cri dans le petit salon. Il aperçut le corps du baron de Taverney, que cette révélation de l’amour de la reine pour Charny venait de foudroyer sur la ruine de toutes ses espérances.
Le baron, frappé d’apoplexie, avait rendu le dernier soupir.
La prédiction de Cagliostro était accomplie.
Philippe, qui comprenait tout, même la honte de cette mort, abandonna silencieusement le cadavre, et revint au salon, vers Charny, qui contemplait en tremblant, et sans oser y toucher, cette belle jeune fille froide et inanimée.
Les deux portes ouvertes laissaient voir ces deux corps parallèlement, symétriquement posés, pour ainsi dire, à l’endroit où les avait frappés le coup de la révélation.
Philippe, les yeux gonflés, le cœur bouillant, eut le courage de prendre la parole pour dire à monsieur de Charny:
– Monsieur le baron de Taverney vient de mourir. Après lui, je suis le chef de ma famille. Si mademoiselle de Taverney survit, je vous la donne en mariage.
Charny regarda le cadavre du baron avec horreur, le corps d’Andrée avec désespoir. Philippe arrachait à deux mains ses cheveux, et lança vers le ciel une exclamation qui dut émouvoir le cœur de Dieu sur son trône éternel.