Ses pauvres chats affamés courent sur le rivage que c'en est une pitié. Je demande à la cerbère de les prendre en charge en attendant le retour (problématique) du vieux prof.
Je pilote ma Jag jusqu'à la gare de Rueil. Je la range sur le terre-plein et je frète un taxi pour me faire driver jusqu'à une demeure située aux z'abords du château de Fifine. C'est là qu'habite son Excellence. La maison, style Ile de France-Tarte à la crème, s'appelle « Les six troènes » et s'élève dans un parc de deux hectares passablement en friche. Comme je carillonne à la grille, deux dogs allemands se précipitent en grondant. J'ai beau les appeler Médor, Gentils Toutous et même Minets, ils continuent de me manifester une vive antipathie.
Un bonhomme au crâne rasé et qui réussirait je pense une superbe carrière de tronche de galle dans un jeu de massacre, s'avance vers moi en roulant des mécaniques de haute précision.
M'est avis qu'il est apparenté au gorille abattu l'autre nuit au consulat, ne serait-ce que par un ami de son père.
— Vous désirez ? me demande-t-il sèchement.
Je m'humecte la bouche avant de lui répondre d'un ton détaché :
— Je viens pour la place de chauffeur.
Il m'examine silencieusement, de bas en haut, de gauche à droite et dans le sens inverse. Puis il a un léger froncement du nez et m'ouvre tout en calmant les molosses de la voix. Il leur débite des trucs en alabanien. Ça va être gai si ces toutous ne parlent pas le français.
Nous remontons une allée envahie par les mauvaises herbes, entre une double rangée d'arbres. La maison se dresse au mitan d'une immense pelouse. Bien qu'il fasse grand jour, on a l'impression de la contempler à la clarté de la lune, ça vient, je pense, de sa couleur blafarde et de son toit d'ardoises verdies.
Le portier me fait entrer dans un hall vieillot où prend un escalier de bois aux balustres imposants. Je mijote un instant, reniflant l'odeur fade qui flotte dans l'air à l'aronde (comme on dit chez Simca). Quelque part, un électrophone joue du Mozart. C'est beau, Mozart.
Un bruit de pas me fait tourner la tête. J'avise un être jeune et pâle, au nez fort et à la mise endeuillée. Il s'agit, je ne crois pas me gourer, du secrétaire que j'ai aperçu depuis chez Morpion grâce aux jumelles.
Son œil aigu plonge en moi sans aménité (aménité,n'ayant pas pu venir).
— Vous êtes chauffeur professionnel ? me demande-t-il sèchement.
— Oui, Monsieur. Si vous voulez bien prendre connaissance de mes certificats. Je viens de travailler six années consécutives au service du comte de La Motte Bourrée.
— Et pourquoi l'avez-vous quitté ?
— C'est lui qui nous a quittés, Monsieur, réponds-je sans me marrer. Monsieur le comte est décédé la semaine passée.
Il ligote les documents fournis par le Vieux et que j'ai pris le soin de potasser avant de radiner.
— Comment avez-vous su que nous cherchions un chauffeur ?
— C'est un de mes amis qui travaille au restaurant alabanien de la place Péreire qui m'en a informé.
— Sur l'annonce on demandait de téléphoner, non de se présenter.
— Je sais, Monsieur, mais j'ai pensé qu'un contact direct était préférable, voilà pourquoi je me suis permis de venir sans me faire précéder par un coup de téléphone.
Il me regarde encore. Il y a autant de tendresse dans son œil que dans celui d'un chat attaché par la queue à une sonnette.
— Vous permettez un instant ? me dit-il en brandissant mes certificats.
Et il s'éclipse. Il a eu raison de préparer le terrain, le Boss, Cet endoffé va bel et bien bigophoner à mes « ex-employeurs ». Dans un sens c'est plutôt bon signe. Ça veut dire qu'il a envie de m'engager.
Effectivement, quand il réapparaît, un quart de plombe plus tard, il m'apporte une réponse affirmative. On discute des conditions et me voilà au service dés Alabaniens. Je dois prendre mon service l'après-midi. Tout ça a été mené plutôt rondo, hein ?