Yapaksa et le gars moi-même débarquent au restaurant alabanien de la place Péreire. C'est une boîte typique. Les loufiats portent le costume national alabanien : boxer short en peau de zombie, bottes d'égoutiers à éperons d'argent, maillot rayé, collier de nougat et ils ont tous une plume de condor piquée dans les cheveux (sauf un qui est chauve et qui la fait tenir avec du sparadrap). Les murs sont peints à fresques. Celui du fond représente le mont Houlalha sous la neige (le point culminant de l'Alabanie 88 centimètres), celui de droite un troupeau de kornachaüssurhs, ces animaux ongulés qui ont assuré le renom de l'Alabanie ; celui de gauche montre la bataille de Chetouille au cours de laquelle les Alabaniens défirent les troupes de Clystère II dit le Grand Chiatique ; le mur du milieu, lui, est entièrement consacré au sacre de Bougnazal l'Unique, l'ancien roi (et le seul) d'Alabanie. On sait que son règne qui commença le 31 janvier 1904 s'acheva le premier février de la même année après que le Monarque eut promulgué un train de décrets rendant le papier hygiénique obligatoire dans les ouatères publics, rétablissant l'usage du coupe-cigare, interdisant la vente au détail du bandage herniaire, et autorisant le poil à gratter dans les cinémas. La fresque représente Bougnazal l'Unique debout dans sa Dedion Boutons découverte, et brandissant en guise d'épée un appareil à fly-toxer. Une banderole peinte à l'huile de foie de morue porte cette fière devise « Cithunanveupâ alarmé Dhanmakhuloth », ce qui veut dire, vous vous en doutez : « Il faut vaincre ou mourir ».
Un maître d'hôtel nous drive jusqu'à une petite table discrète. C'est Yapaksa qui passe la commande ; je lui dis de faire les choses en grand, aussi compose-t-elle un menu de qualité : Timbale de crapauds au sirop de sapin ; Figure de fifre à la Veuve Clito ; Rôti de Maucassin ; Pimbêche Melbapa, le tout arrosé de Cocasoda ; un petit vin du pays en bouteille chez Nhikolha.
Tout en tortoran, je fais de la jambe à ma compagne. Et, comme je suie ambidextre, tout en lui faisant de la jambe, je scrute l'établissement. Les convives sont des gens paisibles.
— Vous ne connaissez personne, ici ? questionné-je.
— Non, assure Yapaksa après un regard circulaire, absolument personne.
Il est tristet, votre beau San-A, mes belles. Il se dit que ça piétine, que c'est décousu, compliqué, idiot, que ça ne mène à rien, que les bougies sont encrassées et que les roues avant de son enquête ne sont pas motrices, que la mentalité de ces Alabaniens qui hésitent si peu à vous faire le coup du père François lui échappe et qu'il serait beaucoup mieux au cinoche à visionner un western en technicolor dans lequel les pétards ont le mérite d'être chargés à blanc !
Le repas ne m'apporte pas ce que j'escomptais. La tortore n'est pas mauvaise, mais je préfère le coq au vin et le tournedos Rossini à ces mets barbares. Aussi ne fais-je pas long feu pour demander l'addition. La note est plus salée que la boustifaille. Ça n'arrange pas mon pessimisme. Enfin, j'ai toujours la ressource (thermale) d'emmener Yapaksa dans un endroit avec eau chaude pour lui mimer le troisième acte de Adada, opéra bouffe pour clarinette à moustache. Au vestiaire, la môme me demande de l'excuser,
Je n'en crois pas mes pupilles (de la nation !).
— Elle est récente, cette annonce ? je demande à Mme Lardeuss.
La numéroteuse de cintres regarde là où ce que le gars San-A appuie son index.
— Je l'ai punaisée cet après-midi, révèle-t-elle.
Après quoi elle m'abandonne pour restituer le pébroque d'un client.
Je m'empresse d'inscrire le numéro de téléphone porté sur l'annonce. Il doit correspondre à une banlieue ouest de Paris.