— Je surveillais vos lascars à la jumelle et ils s'en sont aperçus. Ils m'ont blessé. Je vous ai prévenu. Ils sont arrivés chez moi pour voir où j'en étais et m'ont forcé à les suivre. Tout cela est très banal.
Comme il y va, le pédago ! Il s'habitue à l'aventure, Morpion ! C'est devenu le capitaine Troy en personne, ma parole !
— Bérurier vient de me dire que le consul prenait un bain de chaux vive, comment le sait-il ?
— Parce que je le lui ai appris, mon jeune ami. Que je vous dise : pendant mes deux mois passés à l'hôpital, j'avais pour voisin de lit un sourd-muet. J'ai appris à lire sur les lèvres, grâce à lui. Lorsque les gens du consulat m'ont aperçu, j'étais en train d'assister à une conversation assez édifiante.
— Je vous écoute, Prof…
— Naturellement, avec l'éloignement et ma vue basse je n'ai pas pu tout comprendre. Mais dans les grandes lignes je peux vous dire ceci : ils ont tué le consul depuis chez moi. Ils préparent un attentat contre le ministre des Affaires étrangères d'U.R.S.S. et contre le chef de l'Etat. D'autre part…
Mais je ne lui laisse pas le temps de poursuivre. J'ai déjà raccroché, je cavale dans le bistrot, je saute sur le chauffeur de l'Ambassade marocaine.
— Sais-tu si l'ambassadeur d'U.R.S.S. assiste à la soirée de l'Élysée ?
— Cette c…erie ! ! gouaille-t-il, elle est donnée en son honneur !
Je prends un autre jeton à la caisse et je retourne au téléphone. Cette fois c'est le Vieux que je sonne.
— Quoi de neuf, San-Antonio ? Vous ne vous êtes livré à aucune initiative fâcheuse, j'espère ?
— Ecoutez-moi, tonnerre de m… ! je hurle. D'une seconde à l'autre on va assassiner le président de la République et le ministre des Affaires étrangères russe.
— Si c'est une plaisanterie, San-Antonio…
— Le drame a peut-être eu lieu à la seconde ou je vous parle, Patron. Il faut donner immédiatement des ordres pour qu'on arrête en pleine réception le secrétaire du consulat, lequel représente le consul à la soirée. C'est lui qui doit perpétrer ce vilain coup. Que l'arrestation ait lieu tout de suite, vous m'entendez ? Tout de suite. Et en souplesse !
Je raccroche, épuisé, ruisselant de sueur.
— T'en as une mine, mon pote ! remarque mon « confrère » chauffeur. T'as mangé des moules pas fraîches ou quoi ?
— Servez-moi un scotch ! enjoins-je au garçon. Dans un grand verre, c'est pour un malade !
Une demi-heure plus tard ; me voilà dans le poste de garde de l'Élysée. Croyez-moi si vous voudrez, comme proclame Béru, mais le Vieux s'y trouve aussi. Parfaitement, le Tondu. s'est déplacé pour la circonstance, vu la gravité du cas. Tiens : il sait donc qu'il existe des rues, des arbres, d'autres gens que des poulets au garde-à-vous !
Il vient à moi, me saisit aux épaules et, théâtralement, devant toute la poulaille, me donne l'accolade.
— Le voici, Messieurs, dit-il, celui qui a su éviter le désastre. Mon cher San-Antonio, je peux vous assurer d'ores et déjà que votre nomination au grade de commissaire principal ne saurait tarder. Dès demain, M. le ministre de l'Intérieur sera saisi de ma demande et…
Il est gentil de me faire la bise, le Vieux. Je lui raconte pour le calmer de quelle manière je lui ai désobéi. Ça le vexe à peine. Il a frisé la catastrophe, lui qui n'a pas un cheveu sur le dôme et il en frissonne encore.
— Regardez ce qu'on a trouvé sur lui !
Il sort un pistolet mitrailleur chargé jusqu'à la gueule avec des prunes qui guériraient la migraine d'un troupeau d'éléphants.
— Que dit Hétaurdu ?
— Rien. Et il ne parlera pas.
— Et la femme ?
— Elle est ici. C'est la femme du consul. Elle réclame son enfant. Ces terroristes l'ont kidnappé pour faire pression sur elle et l'avoir à merci.
— Rassurez-la, je sais où il est.
— Moi aussi, je sais où il est, dit sentencieusement le Dabuche.
Ne lui faisons pas perdre la face : je retiens le rire sarcastique qui me coince les maxibules.
— Tu paies la croque ? demande Béru. Il ajoute, un brin jaloux : — Quant on va z'étre promu commissaire principal, on peut se fendre d'un gueuleton envers un suborné.
— O.K., fils, je t'invite au restaurant alabanien de la place Pereire.
— J'en ai soupé de l'Alabanie !
— Tu en as soupé mais pas encore déjeuné, lui dis-je avec une extrême finesse car je suis dans une forme époustouflante.
Il en rit. Béru n'a pas besoin de Vermot pour se dilater la rate ; mes saillies lui suffisent.
Dans l'escalier nous croisons le Vieux.
— Tout va bien, me dit-il, Mme la femme du consul a récupéré son enfant et va rentrer en Alabanie. La blessure du professeur Maupuy est en bonne voie et… Il fait soleil. Où allez-vous ?
— Au restaurant alabanien de la place Pereire. Si le cœur vous en dit, Boss ?
— Hélas, je n'ai pas le temps.
C'est fête au village ce matin. Il y a de l'allégresse dans l'air et de la négresse sur les trottoirs de la rue Caumartin.
— Pourquoi t'est-ce que tu tiens à aller là-bas ? s'informe Béru.
Et comme je m'abstiens d'éclairer sa lanterne, il ajoute :
— A cause du décès de la gosse, hein ? Ça te tracasse, reconnais ?
— Je reconnais.