Un bruit très discret la tira de sa torpeur et fit bondir son cœur dans sa poitrine… Un ronflement de moteur, chaud et rassurant, qui s'amplifia bientôt. Elle scruta le ciel nerveusement jusqu'à ce que ses yeux embués de larmes aperçoivent un point noir qui se rapprochait et qu'elle ne quitta plus du regard sauf pour consulter sa montre : il y avait plus de quatre heures qu'elle vivait mille morts. Réaction à sa peur, elle fut envahie par une bouffée d'agressivité qui le disputait à son soulagement. Elle ne comprit pas tout de suite : curieusement, le point s'était divisé en deux parties qui se superposaient, se chevauchant l'une l'autre. A mesure que la vision se précisait, la Menelas en distinguait les deux fragments avec plus de précision. Celui du dessous était nettement plus petit. Elle y était… L'appareil charriait sous son ventre une énorme masse noire qui se balançait au bout d'un câble. Maintenant, elle distinguait dans la carlingue les deux silhouettes de Satrapoulos et de Jeff. Eux aussi devaient la voir. Malgré son angoisse rétrospective, elle poussa la coquetterie jusqu'à ne leur faire aucun signe malgré l'envie dévorante de hurler, d'applaudir, de battre des bras. Elle allait leur montrer qu'elle n'était pas une femmelette, qu'il lui était indifférent qu'on revienne la chercher plus tôt ou plus tard et qu'après tout elle était très bien où elle était et pouvait se passer d'eux. Elle feignit donc de jouer avec des coquillages, restant sagement assise dans une pose étudiée, exactement comme si cet hélicoptère ne tournait pas au-dessus de sa tête et… Bon Dieu! Il s'éloignait! Elle se dressa d'un bond et se mit à hurler. Dans un fracas, l'appareil survolait la plage sans ralentir. Huit cents mètres plus loin, il s'immobilisa à dix mètres d'altitude et entreprit de descendre centimètre par centimètre, lentement, jusqu'à ce que l'objet incongru qu'il portait sous ses flancs touche terre. Plus qu'elle ne le vit, elle devina qu'on larguait un filin. Elle commençait à courir comme une folle lorsque l'hélicoptère, libéré de son fardeau, se catapulta dans l'espace et reprit la direction du nord : ce n'était pas possible, « il » ne pouvait pas lui faire ça… Grinçant des dents, elle reprit sa course avec la sensation que ses muscles luttaient contre un milieu liquide… Arrivée à cinquante mètres du gigantesque colis, elle s'arrêta, interdite, brisée : le salaud avait parachuté son piano! Elle éclata d'un rire nerveux qui se mêla à des larmes… La plus célèbre pianiste du monde perdue dans une île déserte des Caraïbes, seule avec son Beechstein! Car c'est un Beechstein! A ses pieds, un petit paquet contenant des lainages, du vin, des fruits et des conserves. Elle eut envie de vomir. Chancelante, elle s'appuya de la main sur le bois en acajou sombre de l'instrument. Par réflexe beaucoup plus que par logique, elle fit glisser le câble d'acier de la queue du piano, en souleva le couvercle et effleura les touches. Dans cette immensité, elles rendirent un son parfaitement inhabituel, presque grêle. Sur le sable, elle vit l'enveloppe. Elle la décacheta et lut :
Tout en pleurant, la « panthère » entreprit distraitement d'éplucher une banane.
Slim était agenouillé dans le bureau, devant la fenêtre. Les bières qu'il avait bues inondaient sa chemise. La peur lui nouait l'estomac. A force de tenir son regard rivé sur cette marée de têtes, ses yeux lui jouaient des tours, refusant d'accommoder, faisant danser de brèves zébrures multicolores sur un fond devenu brusquement noir ou pourpre. La sueur n'arrangeait rien. Pour la dixième fois, il essuya la frange de gouttelettes moites que ne retenaient plus ses sourcils. Il se força à ne plus regarder à l'extérieur et fit pivoter ses globes oculaires à plusieurs reprises vers la gauche — classeur métallique, chaise en acier chromé, pendule murale — et vers la droite — bureau gris clair, une vieille machine à écrire, deux autres chaises et une affichette montrant une fille splendide, la bouche humide, contemplant d'un air gourmand et sensuel une bouteille de Coca-Cola.