Il posa sa carabine sur le sol recouvert de linoléum beige et fit de grands moulinets avec ses bras. Après quoi, il sautilla rapidement sur place jusqu'à ce que les fourmis disparaissent de ses jambes. Seize heures… Maintenant, c'était une question de secondes. Il s'agenouilla à nouveau devant son observatoire. Il avait en enfilade l'avenue où allait apparaître la voiture de Baltimore. Mentalement, il en avait reconnu le trajet, s'installant dans des positions diverses, étudiant tous les angles de tir, essayant de se concentrer sur ce qu'il avait à faire pour ne plus penser à cette idée obsédante, Annie et ses enfants aux mains de salopards qui allaient les descendre de toute façon, quoi qu'il fasse. A travers la lunette de son fusil, il avait isolé des visages dans cette masse mouvante formée de milliers de gens, espérant reconnaître la sale gueule du type qui l'avait abordé, et la faire sauter d'un coup de flingue entre les deux yeux.
En arrivant dans le bureau, il s'était senti paralysé, incapable de prendre une décision. Nul ne pouvait l'aider. Il était trop tard pour mettre la main sur Trendy et l'informer de ce qui venait d'arriver. Et même, qu'aurait-il pu faire? Que lui aurait-il dit? Il avait été payé pour accomplir un travail. On avait enlevé les siens pour qu'il agisse en sens contraire de ce qu'on lui avait demandé. Quoi qu'il décide, il était piégé. S'il tuait Baltimore, il aurait beau invoquer la maladresse ou n'importe quoi, il savait que Trendy ne pardonnerait pas : on lui ferait la peau. S'il le ratait, les autres massacreraient sa femme et ses gosses. Il ne savait plus…
Il y eut un brouhaha sur la place. Slim se raidit. Là-bas, arrivant à petite vitesse, le cortège formé de plusieurs motards précédant une colonne de voitures semblant guider vers lui une longue limousine noire décapotable dans laquelle il distinguait deux silhouettes dressées et saluant de la main. Il épaula sa carabine, la crosse bien nichée dans le creux de son épaule, la joue humide appuyée sur le métal chaud. Il régla sa visée et regarda alternativement dans la lunette les visages de Scott et de Peggy. Même à cette distance, il n'aurait manqué aucun d'eux s'il avait tiré. Maintenant, les motards pénétraient sur la place. Du bout de son fusil, Slim ne lâchait plus la voiture du futur président. Il la vit amorcer une courbe large pour venir se ranger devant le Royal Orléans. Déjà, le maire de la ville descendait les premières marches du perron pour se porter à la rencontre de ses hôtes. Trois mètres encore et la Cadillac allait s'arrêter. Alors, Slim s'aperçut que Baltimore et sa femme se regardaient intensément, comme s'ils avaient été seuls en cette seconde. Avec le rapprochement de la lunette, il les voyait d'aussi près que s'ils avaient été tout contre lui. Graves tous deux, se racontant des yeux une histoire muette, une histoire d'amour. Oui, c'était ça, ils se disaient une histoire d'amour, le mari et la femme, jeunes, riches, invulnérables, tout-puissants…
« Annie… Annie… » articula Slim d'une voix rauque.
Presque sans y penser, son doigt caressa un peu plus fort la détente, lui imprimant un mouvement latéral infime, un millimètre peut-être. Le coup partit, pulvérisant le pare-brise.
« Annie, Annie!… Salauds! »