La Menelas commençait à avoir réellement peur. Et si Socrate ne venait pas la rechercher? Elle était acagnardée sur le sable, y traçant du bout des doigts des dessins vagues. Quand elle avait vu l'hélicoptère disparaître, elle avait cru à un bluff passager, certaine qu'il allait faire demi-tour pour la reprendre. Mais le silence avait succédé au silence, l'inquiétude à la colère, la panique à l'inquiétude. Des pensées bizarres lui traversaient l'esprit, comme celles qu'on doit pouvoir éprouver lorsqu'on va mourir, des lambeaux de passé, des fragments de salles pleines qui l'applaudissaient, des visages d'hommes, celui de l'Américain farfelu qui lui avait fait découvrir la musique et le petit mur de pierres sèches à l'ombre duquel elle passait des heures, à Corfou, quand elle voulait s'isoler et se faire croire qu'elle était définitivement seule, unique survivante d'une humanité disparue. Mais en ce temps-là, quand elle avait réussi à se faire peur, il lui suffisait de franchir le mur pour apercevoir sa maison et faire s'évanouir le sortilège.
Sur cet îlot, il n'y avait ni mur, ni maison, ni personne. Elle était aussi seule qu'on peut l'être dans un cercueil. Pour se donner du courage, quand elle avait senti ses nerfs flancher, elle avait hurlé à pleins poumons. Unique résultat, les chèvres s'étaient éloignées sur leur rocher. Elle avait eu envie de les caresser et était partie à leur poursuite sans pouvoir les approcher à moins de cinquante mètres, s'écorchant les pieds dans la rocaille. A un moment, elle s'était appuyée sur un énorme cactus pelé et avait manqué défaillir. Collée au tronc, une autre branche verdâtre, rugueuse comme de l'écorcé, hérissée d'aspérités. Au bout de la branche, deux yeux à demi recouverts par une lourde paupière et prolongés par une langue mince et fourchue : un iguane. Alertée, elle avait évité de s'approcher des autres cactus dont chacun semblait servir de refuge à des familles entières d'iguanes dont certains mesuraient plus d'un mètre. Ils se confondaient si totalement avec le végétal qui les portait qu'il était impossible de les repérer à première vue. Frissonnante, elle était retournée sur la plage, cette plage qui lui avait paru déserte et qui se peuplait maintenant de crabes monstrueux et craintifs. L'eau si claire semblait elle aussi parcourue de frémissements qui témoignaient d'une vie sous-marine intense. Elle imagina les plus gros poissons dévorant les plus petits, loi éternelle et abominable de la nature. Alors, elle se mit à pleurer, sachant très bien qu'elle ne survivrait pas à une nuit d'épouvante passée dans ce faux paradis.