Tout le long du parcours, les murailles n'étaient qu'un immense panneau de propagande. Les rues de La Nouvelle-Orléans répétaient à l'infini les deux mêmes visages et les deux mêmes noms : Scott et Peggy Baltimore.
Il y avait trois sortes d'affiches. Celles où Scott était seul, en gros plan, souriant de toutes ses dents, qu'il avait très blanches. Légende :
« Ça te plaît? »
La voiture était découverte et glissait lentement entre deux haies humaines qui applaudissaient. Scott et Peggy, debout à l'arrière, faisaient des signes amicaux et chaleureux en réponse à l'ovation qui montait vers eux. A force de garder les lèvres largement ouvertes sur un sourire radieux, la jeune femme sentait des crampes douloureuses lui crisper les muscles zygomatiques. Sans cesser de sourire, elle dit à Scott :
« J'en ai marre de ce cirque… J'ai envie de me gratter au milieu du dos.
— Et moi de faire pipi. Tu vois, aucun des deux ne peut aider l'autre. Patience… »
Tout en parlant, Scott nouait ses deux mains au-dessus de sa tête en un geste vainqueur. Peggy avait beau se refuser à l'avouer, elle était snobée par cette ferveur populaire qui jaillissait vers son mari. Elle s'imaginait avoir vécu l'expérience de la foule lorsqu'elle avait gagné des concours hippiques, mais l'enthousiasme politique n'avait aucune mesure avec les bravos discrets des amateurs de jumping. Elle savait pourtant comment on fabrique un surhomme, elle avait parfois assisté avec ennui et résignation aux préparatifs de la campagne, protestant lorsqu'on lui affirmait qu'elle aurait un rôle à y jouer si elle désirait que Scott soit élu. A entendre Pust Belidjan, cerveau de l'organisation — Peggy ne pouvait pas le voir en peinture, elle le trouvait « commun » — il était même nécessaire que leurs deux enfants, Michael et Christopher, quatre et trois ans, participent à l'exhibitionnisme ambiant. Peggy s'y était farouchement opposée. Scott lui-même n'avait pas osé insister. Peggy le regarda du coin de l'œil : il était vraiment magnifique, image de la jeunesse triomphante, bronzé, sain, décidé, beau, sympathique. Avec amertume, elle pensa que pas un de ses amants ne lui arrivait à la cheville. Pourquoi n'était-il pas arrivé à concilier ses ambitions et l'amour qu'il avait éprouvé pour elle? Elle fut soudain jalouse des marques de passion anonyme que Scott soulevait sur son passage. Elle comprit qu'elle tenait encore à lui parce que, de toute éternité, il était destiné à être le premier. Elle lui prit la main doucement et le regarda à l'instant précis où la limousine faisait son entrée dans le Vieux Carré. Un peu surpris — il avait dû la menacer pour qu'elle l'accompagne — il lui rendit son regard. Et son sourire. La voiture effectua un demi-tour pour venir se ranger devant le perron du Royal Orléans. Malgré les hurlements de joie des badauds, Scott et Peggy ne se quittaient pas des yeux, comprenant que tout était encore possible, s'expliquant, se pardonnant, se faisant des promesses, se jurant mille choses silencieuses avec ces mots idiots et nécessaires que l'on n'ose jamais prononcer et qui passent dans le regard, à défaut des lèvres. Une seconde et tout fut dit, qui avait été inexprimable.
C'est alors que la première balle fit exploser le pare-brise.