Subrepticement, elle laissa tomber trois pilules de tranquillisants dans sa cuillère remplie de confiture de fraises. En général, elle ne prenait sa première dose que vers midi. Mais apparemment, il y avait urgence. Le plus grave, c'était le calme imperturbable de Barbe-Bleue, son imperméabilité à toute ironie, à tout sarcasme.
« Ne cherche pas à m'asticoter Irène, tu n'y arriverais pas. J'aurais dû te tuer l'autre jour, je ne l'ai pas fait parce que tu es cinglée, mais tu es encore plus morte que si je t'avais enterrée il y a dix ans.
— Ça ne t'aurait peut-être pas déplu… La fortuné de la bonne femme sans la bonne femme. »
Il enchaîna sans daigner lui répondre :
« Tu comprends bien qu'après ce qui s'est passé, je ne tiens plus à vivre sous le même toit que toi. A la rigueur, je peux supporter la bêtise. Pas la trahison.
— Oh! le gros mot!…
— Continue à faire le pitre, on verra bien qui rigolera en dernier!
— Alors mon petit chéri veut sa liberté?… Tu as déjà jeté ton choix sur une pouffiasse?
— Oui.
— Est-ce que je la connais?
— Très bien.
— Puis-je savoir son nom?
— Ta sœur. »
Irène ne comprit pas tout de suite — peut-être ne voulait-elle pas comprendre. Outre ses nausées qui avaient gagné en intensité, elle percevait maintenant le rythme fou de son cœur qui galopait dans sa poitrine. Elle fit un effort terrible pour ne pas montrer sa panique, s'efforçant de barrer le passage aux deux mots que sa conscience refusait. D'une voix presque normale :
« Qui as-tu dit?
— Lena, ta petite sœur préférée, la perle de la famille.
— Non, c'est trop drôle!
— Arrête de beurrer des tartines! Il y en a déjà douze sur la table. Tu vas les manger toutes? »
Elle hurla :
« J'en beurrerai autant que je voudrai! »
Herman jubila : cette fois, elle était touchée! Il avait renversé les rôles! Il susurra d'un ton doucereux :
« Très bien, ma chérie… très bien… Beurre, beurre donc! Entraîne-toi, tu vas avoir du temps libre… »
Irène perdit tout contrôle :
« Et tu crois que je vais avaler ça? Tu t'imagines que tu vas me plaquer pour ma conne de sœur? Ah!… Attends que maman soit prévenue!… Je vais lui téléphoner tout de suite!
— Vas-y, mon amour, ne te gêne pas… Le téléphone, ça te connaît… Tu aurais dû faire carrière comme demoiselle des postes… Tu aurais pu semer la merde dans tout un circuit, espionner tout le monde…
— Herman… C'est vrai?
— Tout ce qu'il y a de plus vrai. Après tout, tu peux toujours te faire épouser par ton ex-beau-frère. Après l'aide précieuse que tu lui as apportée, il voudra peut-être s'embarrasser d'une garce comme toi?
— Salaud!… Salaud!… Salaud!… »
Elle saisit une soucoupe pour la lui lancer en plein visage. Au vol, il lui attrapa le bras et le broya méchamment dans ses battoirs :
« Irène, Irène!… Comme tu es nerveuse! Allons, calme-toi!… Si tu es gentille, je t'inviterai à mes noces… Lena est d'accord. C'est qu'elle t'aime, ta petite sœur!
— Salaud! Ordure!… Nos enfants!
— Ne t'inquiète pas, tu n'auras pas à t'en occuper!… Lena et moi avons décidé de les prendre avec nous. »
De sa main libre, elle lança une attaque vers ses yeux. Là encore, elle fut bloquée dans son mouvement. D'une seule main, Barbe-Bleue lui emprisonna les deux poignets. De l'autre, calmement, il lui assena une lourde gifle sur les lèvres :
« Calme-toi, chérie… Tu vois ce que tu m'obliges à faire?… »
Irène se mit à gigoter frénétiquement, gémissant, la bave à la bouche, suffoquée. Brusquement, elle parvint à se libérer, lui échappa, fit deux pas vers la porte et s'écroula de tout son haut. Raide. Kallenberg s'approcha d'elle, méfiant. Quand il fut certain que son évanouissement n'était pas un simulacre, il lui balança un coup de pied dans le ventre :
« Tiens, salope! Je te devais bien ça! »
Puis, il s'avança dans le hall qui desservait l'étage, clamant d'une voix de stentor :
« Jeanine!… Jeanine!… »
La femme de chambre apparut…
« Venez vite, Jeanine!… Madame a encore eu une de ses crises! »