Irène avait très mal passé le cap de la puberté, ayant, chose étonnante, des poils aux bras avant que d'en avoir sur le pubis — c'est ce qu'affirmait sa mère en tout cas. Comme on lui répétait sans cesse ce qu'elle devait faire ou ne pas faire, de timide, elle devint renfermée, de sournoise, mystique. Le soir, en cachette, elle s'enduisait les bras de crème dépilatoire, décidée à faire face à sa féminité. Bien entendu, personne ne lui avait révélé le secret de sa naissance et elle était réellement, socialement et psychiquement, la fille aînée des Mikolofides. Pourtant, comme on ne s'était pas privé de lui faire sentir à quel point on la tolérait, dans un cénacle que l'on eût souhaité voir s'enrichir de mâles, elle s'était sentie vaguement coupable de n'avoir pas comblé les espoirs fondés sur sa venue au monde. Plus tard, sous l'action conjuguée de la prière et de l'embrocation, les poils qui floconnaient ses bras avaient consenti à disparaître; mais, par une espèce de compensation biologique, ils s'étaient anormalement développés dans la région pubienne et sur les cuisses, allant même jusqu'à ombrer l'ourlet pulpeux de sa lèvre supérieure. Avec horreur, elle avait entendu la cuisinière prononcer à ce propos le mot « moustache ». Ses yeux la consolaient un peu, d'un bleu-noir opaque, superbes, veloutés de cils presque trop longs.
Quand Melina était née, on avait recommandé à Irène, qui avait quatre ans, de se réjouir. Elle n'avait pas bien compris pourquoi, et, soupçonneuse de nature, avait pressenti confusément qu'elle allait devoir désormais partager la maigre tendresse que lui dispensait son père avec cette inconnue. Un soir, deux ans après cette naissance, elle avait éprouvé une joie énorme. Il était près de minuit et elle s'était brusquement éveillée dans la chambre qu'elle partageait avec sa sœur. Les yeux grands ouverts dans le noir, elle avait ruminé une idée qui la tenaillait depuis des jours. Elle avait allumé la veilleuse — ce qui lui était interdit — et à pas de loup, s'était approchée du berceau : Melina dormait, la bouche ouverte, sereine. Irène l'avait contemplée, longuement, puis, toute tremblante, comme on tremble lorsqu'on s'apprête à recevoir la réponse d'un mystère, elle avait soulevé les couvertures et débarrassé le bébé de ses langes, jusqu'à ce que ses minuscules jambes fussent à nu. Alors, elle les avait écartées précautionneusement, le cœur battant, pour apprendre enfin ce qui se trouvait entre elles : il n'y avait RIEN! Ainsi, ses parents n'avaient aucune raison de lui préférer la nouvelle venue : rien, c'est le cas de le dire, ne la différenciait d'elle! De soulagement et de bonheur, elle se mit à manger Melina de baisers et à la cajoler furieusement. L'enfant se mit à crier. Alertée par les pleurs, sa mère, flanquée de la nurse dont l'appartement était contigu, entra dans la chambre : « Regardez, s'écria-t-elle, regardez comme elle aime sa petite sœur! » Le lendemain, l'histoire faisait le tour de la maison : à six ans, Irène se comportait déjà comme une vraie petite maman!
Quand Ulysse la prit dans ses bras pour lui caresser les cheveux affectueusement, Irène, pas dupe, comprit que cette faveur spéciale ne lui était adressée que par rapport à l'« autre ». Pour mériter de nouvelles marques d'attention, il allait donc falloir ruser et simuler un amour exagéré pour tout ce que son père aimait lui-même.
Elle s'était à peine remise du choc de Melina que naissait Helena. Par une grâce injuste, Lena, dès la première minute de sa vie, avait été belle. On s'extasiait sur le bleu profond de ses yeux, la perfection de son nez minuscule, le modelé délicat de ses mains, la finesse de ses cheveux, et Irène dut admettre que la vraie rivale, c'était elle. Aussi, cria-t-elle au miracle plus fort que les autres, affichant une idolâtrie qui lui provoquait des nausées, tant elle devait prendre sur elle pour étouffer ses sentiments réels. Elle participait volontiers aux opérations d'hygiène, lavant le bébé, guettant l'instant où chacun aurait le dos tourné pour lui pincer les cuisses, sauvagement. Pour justifier les cris de Lena, elle poussait la mise en scène jusqu'à refermer les petits poings de sa sœur sur une touffe de ses propres cheveux, comme si la victime, c'était elle. Elle avait alors un prétexte physique de souffrir pour avoir fait souffrir, et à ses pleurs authentiques, qui la libéraient, se mêlait le remords d'avoir accompli cet acte cruel dont les motifs profonds la dépassaient.