Néanmoins, Irène connut son jour de gloire à l'aube de sa vingt-deuxième année, perdant son pucelage d'une façon qu'elle était loin d'avoir imaginée avec un evzone dont elle dut soulever la jupe pour lui étreindre le sexe. Le militaire avait été requis par sa mère pour faire les cent pas devant la grille d'entrée, lors d'une réception. Il était assez bête pour méconnaître les usages, assez ignorant pour ne pas savoir qui elle était, assez fat pour se croire irrésistible. Irène, qui attendait sur le perron une tante haïe, avait remarqué son regard intéressé, qui pesait sur elle. Avec dédain et insolence, elle lui avait demandé pourquoi il la dévisageait ainsi. Très naturellement, avec un grand rire, il lui avait répondu : « Ce n'est pas ton visage que je regarde. C'est ton cul. Je le trouve superbe. » Irène en était restée muette de saisissement, n'arrivant pas à improviser une attitude appropriée à la situation : on ne lui avait jamais dit une chose pareille, et, secrètement, elle en était flattée. On lui parlait toujours de ses yeux, de son intelligence, de son sens du devoir, mais de son cul, jamais. C'était une découverte. A tout hasard, elle avait ri gauchement. Au cours de la soirée, elle répondit à peine aux compliments qu'on lui faisait — il n'était question que de ses yeux — s'enflammant au souvenir de cet animal brun, beau et ignare, dont elle avait déjà décidé que ce serait lui.
A onze heures du soir, elle le rejoignit. Il l'entraîna derrière le mur, dans un angle, laissa tomber sans façon sa pétoire antique, et lui fit l'amour debout, comme un soldat, à la hussarde. Suffoquée, Irène lui rendit maladroitement son étreinte, ne sachant pas si ce qu'elle éprouvait était bon ou mauvais, un peu comme lorsqu'elle avait mangé des huîtres, la première fois. En tout cas, c'était quelque chose de parfaitement déconcertant, sans rapport aucun avec les situations qu'elle avait pu imaginer en rêve, du haut de son inexpérience.
La chose à peine terminée, l'evzone, sans reprendre son souffle, la fit pivoter prestement et, toujours debout, lui fit l'amour une seconde fois, à la grecque. Puis, rajustant sa fustanelle avec l'air canaille d'un travesti, il éclata de rire. Timidement, elle lui demanda pourquoi, se sentant déjà ridicule. Il lui répondit : « C'est parce que je suis heureux. » A tout hasard, elle décida de se sentir insultée par ce bonheur avoué. Elle le gifla et s'enfuit dans les buissons, entre les arbres, pendant que le soldat, interloqué, tâtonnait à quatre pattes pour retrouver sa carabine.
Plus tard, en essayant d'analyser les détails de cette scène, pour mieux lui conserver sa force, elle avait voulu comprendre les causes de sa persistance en sa mémoire, au-delà de la magie de la « première fois ». Une image lui revenait toujours, dont le sens lui échappait, bien qu'elle s'imposât à elle avec une obstination irritante. Elle concernait les vêtements : elle portait cette nuit-là un pantalon du soir en soie noire, largement évasé du bas. Et cet homme, qui l'avait prise, une jupe blanche : il avait soulevé sa jupe, elle avait baissé son pantalon. Pourquoi était-elle tourmentée par ce détail?
Un an après cette aventure, elle faisait la connaissance de Kallenberg, invité au mariage de Lena et de S.S. L'armateur allemand, qui avait une solide réputation d'homme à femmes — les héritières de la bonne société internationale l'appelaient « Barbe-Bleue » — avait alors un an de moins que Satrapoulos, bien qu'il en fût à son quatrième mariage. Sa plus récente épouse, une Américaine, était la veuve d'un magnat de l'acier dont il avait investi les capitaux flottants dans ses propres affaires de transports maritimes. Juste après la cérémonie, il avait eu une altercation très vive avec cette femme terne, plus âgée que lui et victime d'un embonpoint rebelle à tous les massages. Il faut dire qu'il était exaspéré par sa présence à ses côtés, estimant qu'elle le diminuait aux yeux de Satrapoulos, son rival et sa bête noire : non content d'épouser une beauté de dix-sept ans, le Grec se posait dorénavant en futur associé, voire même en légataire universel du colossal Mikolofides.