Lorsque, ses humanités terminées, son père l'envoya en Angleterre pour y poursuivre ses études à Oxford, il ne rechigna pas trop. Au moins, là, il était dans une île, et bien qu'il ne vît pas la mer, il en imaginait la masse autour de lui, au-delà de ces déprimants pâturages, aux horizons limités par des collines molles, peuplées de vaches. Ses lectures favorites étaient les journaux de bourse dont les cours, aux fluctuations qu'il apprenait à prévoir, lui faisaient battre le cœur. Il se fit enseigner l'arabe, pressentant que cette arme lui serait utile plus encore que l'allemand, le grec, le français, l'anglais, l'espagnol et le portugais, qu'il parlait couramment, pour édifier son futur empire. Il y tenait. Il s'était résigné depuis longtemps à subir les désagréments de la petite déficience physique qui le gênait beaucoup lorsque, dans les vestiaires d'un terrain de sport, il était obligé de se dévêtir devant ses camarades. Il s'arrangeait pour toujours tenir une serviette enroulée autour de ses reins, attendant pour s'en dessaisir que l'eau fumante de la douche vienne l'asperger. Même avec ces précautions, il n'avait pu éviter une ou deux remarques ironiques qui l'avaient fait rougir, lui, le colossal Herman, jusqu'aux oreilles. D'un air méprisant, il avait répondu à ces trouble-fête qu'ils n'y connaissaient rien, que le volume au repos n'avait aucune signification puisqu'il s'agissait d'une espèce d'éponge qui se gonflait prodigieusement sous l'afflux du sang et que lui, Kallenberg, les mettait au défi de l'égaler lorsqu'il était en érection. Évidemment, il lui avait été impossible de tenir le même raisonnement aux premières filles qu'il avait honorées, et dont le mutisme à ce sujet l'avait plongé dans un malaise plus profond que des remarques précises. Une seule avait osé y faire allusion, une petite rousse qu'il avait draguée lors d'un bal à l'université. Elle lui avait dit en riant :
« Mais dis donc! Tu es monté comme un ouistiti! »
Il ne lui en avait pas voulu, préférant cette franchise tendre et sans malice aux silences pleins de sous-entendus. Et il s'était employé pour que ce détail fût oublié au cours de leurs ébats.
D'ailleurs, il faisait tout pour l'oublier lui-même, coléreux, agressif, fascinant son entourage par son aplomb, son culot imperturbable, premier en tout, prenant le pas sur autrui grâce à sa force physique, sa ruse, ses feintes et son charme, jouant les attendris pour mieux poignarder, les enfants perdus, ce qui attirait les femmes, trichant d'une façon éhontée à tous les jeux, sans peur et sans remords.
A la fin de ses études, son père lui demanda de quelle manière il allait aborder la « carrière » : le vieux Kallenberg, ivre, d'orgueil, le voyait déjà troisième secrétaire d'ambassade dans une lointaine république sud-américaine. Froidement, Herman lui annonça qu'il ne serait pas diplomate, qu'il allait se lancer dans les affaires mais que, pour le consoler, il était sur le point d'épouser la femme d'un ambassadeur. Il l'avait rencontrée à un thé, elle avait trente ans, lui, vingt-deux. Elle avait été éblouie par son physique, il avait été subjugué par ses relations.
Immédiatement, il plaça les capitaux qu'elle avait de disponibles dans l'achat à Athènes de vieux rafiots destinés à la casse. Avec l'argent qui lui restait, il paya une équipe d'ouvriers, chargés de leur faire perdre leur allure d'épaves et de leur redonner une apparence de navires. Sur les carcasses pourries, on passa des couches de peinture si épaisses que les coques, aux joints disloqués, s'en retrouvèrent pratiquement soudées. Il ne lui restait plus qu'à créer une société de transports maritimes, à faire assurer sa flotte et à aller chercher le client. Évidemment, les hommes d'équipage couraient des risques, mais Herman n'avait pas cédé à la mode en usage chez certains professionnels véreux : dans un premier temps, faire maquiller d'abominables rafiots par des équipes de truands, spécialistes du camouflage et du naufrage en tout genre. Ensuite, mystifier les experts des compagnies qui assuraient ces carcasses retapées et pimpantes à un taux cent fois supérieur à leur valeur réelle. Après quoi, il n'y avait plus qu'à faire couler cette flotte fantôme. Des marins, complices de la combine, remorquaient les épaves au large, faisaient un trou dans la coque, lançaient un S.O.S., se faisaient sauver par les autorités maritimes et recommençaient un mois plus tard l'opération naufrage. Un bon truc consistait à se placer sur la route des navires de ligne et à se faire éperonner, ce qui conférait un cachet d'authenticité à la manœuvre.