Avec les gains de ces premiers frets, dont les tarifs étaient bien plus bas que ceux de la concurrence, Kallenberg acheta des navires solides, réservant une partie de ses capitaux à l'acquisition de chalutiers à la retraite dont les capitaines avaient reçu l'ordre de pousser les chaudières jusqu'à l'agonie. A vingt-quatre ans, alors que ses condisciples hésitaient toujours sur le choix d'une profession, Herman était riche. Sa réussite s'annonçait bien…
Au sommet de la hiérarchie dans laquelle il se hissait, se trouvait l'intouchable Mikolofides. Sur sa route, essayait également de lui mettre des bâtons dans les roues un garçon de son âge dont on faisait déjà grand cas, Socrate Satrapoulos. Kallenberg était bien placé pour savoir que le Grec usait, pour s'enrichir, de méthodes similaires, naufrageur de vocation et tout aussi dénué de scrupules. La compétition excitait Herman, qui la prévoyait à couteaux tirés, sans entraves d'aucune sorte, tapissée allègrement de peaux de banane par leurs soins réciproques. Ce qui l'agaçait, c'était l'avance imperceptible que Satrapoulos prenait constamment sur lui, comme s'il avait pu avoir les mêmes idées que les siennes, mais quelques heures plus tôt. Pourtant, S.S. n'avait ni sa séduction ni sa culture. Il était de manières frustes, petit, pas beau, plutôt roux et myope de surcroît. Simplement, il avait une espèce de génie pour détecter la bonne affaire, de préférence en marge de la légalité.
Barbe-Bleue s'en aperçut au moment de la guerre d'Espagne, manne de tous les armateurs, Mikolofides en tête, qui avaient transformé leur flottille de pêche en transport d'armes, leur faisant remonter de nuit les côtes d'Espagne pour livrer, indifféremment, aux franquistes ou aux républicains. Chaque fois que Kallenberg avait vent d'un marché à conclure, il se trouvait que Satrapoulos l'avait déjà enlevé la veille. Heureusement, les commandes ne manquaient pas et les livraisons lui rapportaient d'effarants bénéfices, immédiatement investis dans d'autres achats. Kallenberg jouait également en bourse, avec des méthodes qui faisaient frémir les observateurs, car elles auraient provoqué la ruine de n'importe qui. Ses rivaux attribuaient à la chance des succès obtenus par des systèmes de placement parfaitement illogiques en apparence. En réalité, ils obéissaient à une rigueur absolue. Barbe-Bleue s'était rendu compte qu'en matière de finances, les mêmes causes n'engendraient pas forcément les mêmes effets. Non à cause des incidences économiques, prévisibles parce que s'étant déjà répétées dans le passé, mais à cause des hommes qui, précisément, les avaient prévues. Si, dans une course de chevaux, trois personnes, et trois seulement, pouvaient connaître le nom du gagnant, elles se partageraient la totalité des mises de tous les autres parieurs. Si, par contre, un million de parieurs sont au courant de ces prévisions, chacun d'eux, bien qu'ayant misé le bon cheval, n'aura droit qu'à une somme dérisoire.
Aussi, Barbe-Bleue se méfiait-il des valeurs « sûres », sachant très bien qu'elles ne le seraient bientôt plus, condamnées à la baisse par le trop grand nombre de leurs supporters. C'est dans cet esprit qu'il avait misé sur l'émir de Baran. L'émirat de Baran, dans le golfe Persique, n'était qu'une langue de terre sans ombre ni eau, torride, peuplée de dix mille fanatiques en haillons, crevant de faim et d'un excès de religion. L'émir, Hadj Thami el-Sadek, qui passait pour un prophète, était un politique intransigeant, prêchant la pureté et la guerre sainte — il n'y avait pas de pétrole chez lui. Quand Kallenberg lui avait livré un bateau d'armes, six mois plus tôt, il avait été étonné d'apprendre que Satrapoulos, avant lui, avait pratiqué la même manœuvre à fonds bloqués, d'ordre purement tactique. Apparemment, son beau-frère n'avait perdu ni son temps ni son argent.