Raph ne le savait pas encore à ce moment précis, mais l'accident allait décider de son avenir. Une heure plus tard, deux garçons, jeunes, nonchalants et beaux, poussaient la porte de la boutique. Ils se présentèrent comme reporters à
« Tu as fini de t'admirer? »
Raph redescendit sur terre. Il l'avait oubliée, celle-là. Sans se retourner, il lui jeta un regard, dans le miroir. Nue elle aussi, à demi allongée sur les draps froissés dans la pose étudiée d'une odalisque. Blonde, vingt-cinq ans, une chaîne d'or autour de la taille, une autre, plus fine, autour de la cheville gauche, des yeux battus, violets, sur lesquels le rimmel avait coulé, un corps cuivré, presque trop parfait pour être parfaitement sensuel. Au pied du lit, gisant dans le mouvement même de leur chute, des vêtements, des chaussures, talons plats et tweed brun, cachemire beige. Elle et lui, ça durait depuis trois jours, sans que l'un d'eux eût vraiment réussi à prendre l'avantage, chacun fou de lui-même.
« Tu devrais t'habiller, mon chou.
— Je m'appelle Ingeborg. Pas mon chou. »
C'était le moment pénible, celui où l'on doit se quitter, sans vraiment bien savoir comment prendre congé. Il avait été flatté qu'elle se jette à sa tête, car le compagnon qu'elle avait quitté pour lui — « mon mari » —, disait-elle — était un personnage en vue de la grande tribu du Tout-Paris, cinq cents pique-assiette se détestant cordialement sans pouvoir se passer les uns des autres. Raph tenta d'esquiver en douceur, en entrant dans son système :
« Ton mari va s'inquiéter… »
Elle ironisa :
« Pourquoi? Il sait très bien que je suis avec toi!
— Tout de même… Voilà trois jours que tu n'as pas quitté l'hôtel.
— Et tu as trouvé le moyen de t'absenter vingt-quatre heures.
— Le travail…
— Quel travail?
— En Grèce, je te l'ai dit.
— Tu te figures que je t'ai cru? »
Raph haussa les épaules. Elles sont toutes les mêmes, songea-t-il. Et celle-là devait être pire que les autres. Mais il devait se contenir, prisonnier du personnage drôle et empressé qu'il jouait, lorsqu'il voulait les emmener dans son lit.
« Montre-moi ton passeport.
— Si tu veux. »
Il alla le chercher dans le soufflet de sa valise. Peut-être aurait-il mieux fait de ne pas la laisser seule dans sa chambre pendant son absence.
« Tiens, regarde. »
Avec un demi-sourire, mais l'œil acéré, elle examina soigneusement les cachets de la douane. Il ne lui mentait donc pas.
« Alors, tu me crois?
— Elle était jolie?
— Pourquoi dis-tu « elle »?
— Je me trompe?
— Ni oui ni non. »
Il ne put retenir un sourire à l'idée de la vieille femme qu'il aurait dû rencontrer la veille, dans un endroit impossible, un village perdu de sauvages — genre de tourisme pour lequel Dun éprouvait une insurmontable aversion. Fidèle à l'une de ses multiples devises, « la cambrousse aux campagnards », il avait préféré ne pas bouger d'Athènes où de bons copains avaient organisé en son honneur un fantastique strip-poker, pendant qu'un obscur « confrère » local se chargeait à sa place de la besogne, trop heureux d'être promu au rang de collaborateur du grand Dun. Le sans-gloire s'était parfaitement acquitté de son travail, rapportant une information de première grandeur dont il ne pouvait soupçonner le prix. Dun l'avait royalement payé de sa poche : tout le monde était content. Après tout, les frais étaient pratiquement illimités, bien que la note pour la location d'un hélicoptère ait eu de quoi faire dresser les cheveux sur la tête. La fille se méprit sur le sens de son sourire :
« Ça t'amuse? Tu m'enlèves la nuit à mon mari, tu me cloîtres au Ritz et tu t'en vas en Grèce dès le lendemain pour y rejoindre une femme! Tu te fous de moi? »
Cette fois le rire de Raph éclata sans contrainte :
« Ingeborg! C'est ridicule! Vous êtes extraordinaires, les femmes! Dès qu'on vous quitte, c'est pour aller en retrouver une autre!
— Tu viens de le dire toi-même.