A l'aide de tenailles, l'un des livreurs arracha les clous qui maintenaient fixée la partie supérieure de la cage. Immédiatement, la chèvre essaya de bondir, mais l'autre veillait. Prestement, il lui passa une corde autour du cou et donna du mou. La Poilue — tel était le nom de baptême que lui avait octroyé Tina — en un seul jet de ses pattes arrière, se libéra, allant droit sur Fouillet pour lui flairer les mains avec méfiance. Le directeur allait tourner les talons, dégoûté, lorsqu'il se figea : par l'escalier de service venait d'apparaître Lord Seymour, l'un de ses plus gros clients. Derrière lui, une petite môme de vingt ans, l'air timide. Le vieux gentleman ne devait pas tenir à traverser le hall d'honneur en offrant le bras à ses conquêtes, d'autant plus que son épouse, partie pour Londres depuis huit jours, allait revenir à Paris le lendemain. Il y eut un silence embarrassé de part et d'autre, tandis que Fouillet s'inclinait. Le lord le rompit. Se retournant vers sa compagne :
« Voyez-vous, chère, le Ritz, outre ses qualités, exploite un remarquable restaurant. »
Et désignant la chèvre à Fouillet :
« Cher ami, veuillez m'en réserver un cuissot pour mon dîner de demain. »
Il y eut alors ce qu'on appelle un certain flottement, tandis que Lord Seymour s'esquivait et que sa petite amie lui glissait à l'oreille :
« Oh! John chéri! Comment pouvez-vous être aussi cruel! »
Lena avait lu les journaux, comme tout le monde. Elle était allongée sur les rochers, au-dessous de la piscine d'Eden Roc. Un gros monsieur, avachi non loin d'elle, avait déployé le
Elle regarda la photo de la vieille femme et se demanda quel âge elle pouvait bien avoir… Soixante-quinze? Quatre-vingts? Le cliché n'était pas très net, et à l'endroit du visage s'étalait une goutte d'eau. Elle se rendit compte avec stupeur qu'elle ne savait presque rien de Socrate, ni où il était né, ni quand, ni comment. Si l'histoire était vraie, comment était-il possible qu'il laissât sa mère mourir de faim, abandonnée, alors qu'ils avaient des propriétés partout, qu'ils n'habitaient jamais, et où elle aurait pu couler des jours heureux? S'il lui avait dit quoi que ce soit, Lena aurait compris. Peut-être avait-il eu honte de lui parler de ses débuts? Pourtant, il savait qu'elle n'était pas attachée à l'argent, qu'elle ne demandait qu'à se dévouer. Elle aurait aimé connaître cette femme, s'en faire une seconde mère, la faire parler de son fils. Socrate était si mystérieux…
A Londres, chez Kallenberg, il lui avait fait quelques allusions à peine voilées sur la scène qu'elle avait eue à Paris avec Marc. Était-il au courant, ou avait-il voulu tâter le terrain pour en savoir davantage? Après cinq ans de mariage, Lena s'était lassée de S.S. Au début, elle l'avait aimé avec ferveur, comme un dieu. Il représentait pour elle la levée de tous les interdits, la porte qui vous conduit hors de l'enfance et de ses devoirs, pour vous faire entrer dans le monde des adultes, et de ses pouvoirs.
Sa lune de miel avait été fabuleuse. Socrate lui avait tout appris, avec patience, avec douceur, et elle s'était montrée une élève docile et passionnée. Elle ignorait alors que S.S. avait pris des dispositions pour ne rien faire pendant six mois, n'imaginant pas que ces voyages, ce farniente, ces croisières et ces fêtes auraient un jour une fin. Puis, un matin, alors qu'ils prenaient leur petit déjeuner à Portofino, il lui avait dit en plaisantant que ses vacances étaient terminées, qu'il allait devoir reprendre le collier pour « gagner la vie de sa femme ». Oui, c'est cela qu'il avait dit : « Il faut bien que je gagne la vie de ma femme. »
Dès le lendemain, elle ne le voyait plus qu'entre deux avions, entre deux continents. Elle avait posé des questions, cherché à savoir, mais rien : comme à une petite fille, Socrate lui avait expliqué qu'un homme avait des obligations et des tâches à accomplir. Il avait ajouté :
« Regarde ton père. Est-ce que tu l'as vu souvent? »