— Oh! écrase! Si tu veux voir la vraie vieille, va ce soir au Ritz, elle donne une conférence de presse. Tu veux couvrir le sujet, oui ou merde?
— Tu es sûr de ce que tu dis?
— Oui, coco. Et si je te demande le boulot, c'est pas pour tes talents, mais parce que tu vis presque sur les lieux du crime. Il me faut tout ce soir à minuit. Je t'envoie Bob pour les photos. Et secoue-le pour qu'il shoote! Allez, salut, et sois à l'heure! »
Dun était devenu livide. Il jaillit hors de son lit et sauta dans un pantalon.
Lena ne s'était pas fait annoncer. Elle avait traversé le hall du Ritz jusqu'à l'ascenseur, sans que nul ne songe à lui demander quoi que ce soit. A elle seule, son allure valait tous les passeports. Elle appartenait à cette race de femmes qu'on peut rouler dans la boue d'un ruisseau; abandonner toute nue sur le trottoir : d'instinct, le premier flic qui la retrouvera ne l'emmènera pas au poste, ne lui demandera pas son adresse, mais la conduira jusqu'au palace le plus proche car, de toute éternité, c'est là qu'elle doit résider. Elle le savait. Arrivée au 5e
étage, elle enfila le long corridor et demanda à une femme de chambre qui passait, les bras chargés de fleurs :« Madame Satrapoulos? »
L'employée la dévisagea, jeta un regard d'envie au bracelet en brillants et répondit :
« 504, madame. »
Distraite, elle se trompait d'un numéro, confusion excusable, puisque Tina Satrapoulos occupait avec sa suite et ses invités, deux appartements voisins, le 504 et le 503. Lena remercia d'un sourire et poursuivit sa marche. Arrivée devant la porte, elle eut une légère hésitation : avait-elle raison d'entrer de plain-pied dans les secrets de Socrate? Elle sonna. Un valet en livrée entrebâilla l'huis d'un air soupçonneux :
« Madame?
— Madame Satrapoulos? »
L'autre voulut refermer la porte précipitamment. Craignant que son mari ait donné des consignes pour ne laisser entrer personne jusqu'à la conférence de presse, Lena, avec volubilité, déclina son identité :
« Je suis Mme Satrapoulos et je dois voir ma belle-mère tout de suite. »
Le valet voulut expliquer que la vieille habitait l'appartement d'à côté, mais Lena ne lui en laissa pas le temps : elle poussa la porte. Elle eut sous les yeux un spectacle incroyable. De l'ameublement de la chambre, il ne restait que les lambris, la moquette, des fleurs et quelques tableaux de la fin du XVIIIe
siècle, représentant des monuments romains délabrés, œuvres de ruinistes attardés, suiveurs nostalgiques et lézardés de Hubert Robert. Sur une dizaine de mètres carrés, la moquette disparaissait sous une litière de vingt centimètres d'épaisseur, foin frais coupé et herbes sèches. Au centre de ce gazon artificiel, une espèce de parc à bébé immense. Appuyée à ce parc, une grande jeune femme blonde en blouse blanche d'infirmière. Entre les parois du parc, une chèvre toute noire, avec un peu de blanc au-dessus des sabots, et une vieille dame, en noir également, avec du blanc sur le jabot et quelques bijoux en or, sobres et d'assez bon ton. La dame, agenouillée, trayait la chèvre, tirant alternativement sur les pis de l'animal, à une cadence souple et rythmée que seule peut donner l'habitude. Tous ces éléments épars, Lena ne les avait pas saisis l'un après l'autre, mais globalement, dans un lourd silence scandé par le bruit du lait giclant en jets durs dans un récipient de métal. L'infirmière fut la première à réagir :« Madame… »
Lena la repoussa d'un geste :
« Je suis la femme de Socrate Satrapoulos. »
Et elle s'avança en direction de la scène bucolique, une émotion sincère ayant remplacé son étonnement premier. Tina continuait à traire, concentrée sur son action. Elle n'avait pas encore retourné la tête. Lena lui dit d'une voix douce, en grec :
« Madame… Je suis Helena, votre belle-fille… »
Comme elle ne bronchait pas, Lena ajouta :
« La femme de Socrate… Votre fils… »
Alors, la vieille, toujours penchée sur sa besogne, laissa tomber à l'intention de l'infirmière :
« Faites-moi sortir cette saleté. »
Dun regardait la vieille dame, consterné : comment était-ce possible? Satrapoulos avait dû avoir vent du coup fourré, d'une façon ou d'une autre, et il y avait de très fortes chances pour que cette Tina-là ne soit pas la bonne.
Au début de la conférence, l'infirmière avait demandé aux journalistes présents d'avoir la courtoisie de bien vouloir ne pas fumer. Au début… Puis, un type avait sorti sa pipe, mine de rien, et l'avait allumée. Un autre avait camouflé sa cigarette entre ses doigts, dans le creux de sa paume, comme au collège, en tirant en cachette de voluptueuses bouffées. Les autres avaient suivi et maintenant, dans l'appartement rapetissé par les quarante personnes qui s'y pressaient, il y avait une fumée à couper au couteau. Chacun avait abusé de l'invitation de l'infirmière qui leur avait demandé s'ils « désiraient prendre un rafraîchissement ». Le scotch, le gin, la bière et la vodka coulaient à flots, dans un va-et-vient de garçons d'étage débordés et traités pardessus la jambe.