Sur ce, le serviteur du Prince arriva pour les accompagner jusqu’aux Maisons de Guérison. Ils trouvèrent leurs amis dans le jardin, et leurs retrouvailles furent des plus joyeuses. Ils se promenèrent et bavardèrent un peu, goûtant pour un court moment la paix et la tranquillité du matin sous le ciel venteux des hauts cercles de la Cité. Puis, quand Merry se fatigua, ils allèrent s’asseoir sur le rempart qui tournait le dos à la pelouse des Maisons de Guérison ; et là, toute la partie sud de l’Anduin miroitait au soleil en s’éloignant, hors de la vue même de Legolas, vers les vastes plaines et les verts horizons du Lebennin et de l’Ithilien du Sud.
Mais pendant que les autres continuaient de parler, Legolas devint silencieux, et il regarda au loin dans le contre-jour ; et il vit alors, remontant le Fleuve, des oiseaux de mer au plumage blanc.
« Regardez ! s’écria-t-il. Des mouettes ! Elles volent loin dans les terres, une merveille à mes yeux et un trouble pour mon cœur. Jamais de ma vie je ne les avais vues avant d’arriver à Pelargir ; et je les entendis là-bas crier dans l’air, tandis que nous allions à cheval vers la bataille des navires. Alors je restai coi, oubliant la guerre en Terre du Milieu, car leurs voix plaintives me parlaient de la Mer. La Mer ! Hélas ! Je ne l’ai pas encore contemplée. Mais au plus profond du cœur des miens réside la nostalgie de la mer, qu’il est périlleux de remuer. Hélas ! pour les mouettes. Plus jamais je ne serai en paix, sous le hêtre ou sous l’orme. »
« Ne dis pas cela ! répondit Gimli. Il reste encore une infinité de choses à voir en Terre du Milieu, et de grandes œuvres à accomplir. Mais si toutes les belles gens prennent le chemin des Havres, ce sera un triste monde pour ceux qui sont condamnés à rester. »
« Triste et ennuyeux, et comment ! dit Merry. Il ne faut pas aller aux Havres, Legolas ! Il y aura toujours des gens, grands ou petits, et même quelques nains avisés comme Gimli, qui auront besoin de vous. Du moins, je l’espère. Même si j’ai plutôt l’impression que le pire est encore à venir dans cette guerre. Comme j’aimerais que tout soit fini, et bien fini ! »
« Ne sois pas si sombre ! s’écria Pippin. Le Soleil brille, et nous voilà réunis pour au moins un jour ou deux. Je veux en savoir un peu plus long sur ce qui vous est arrivé. Allons, Gimli ! Cela fait bien une douzaine de fois depuis ce matin que vous évoquez, Legolas et vous, votre étrange voyage avec l’Arpenteur. Mais vous ne m’en avez encore rien dit. »
« Ici le Soleil brille peut-être, répondit Gimli ; mais il y a des souvenirs de cette route que je ne souhaite pas rappeler des ténèbres. Si j’avais su ce qui m’attendait, je crois que pour aucune amitié je ne me serais engagé sur les Chemins des Morts. »
« Les Chemins des Morts ? dit Pippin. J’ai entendu Aragorn mentionner cela, et je me demandais de quoi il parlait. Vous ne voulez pas nous en dire plus ? »
« Pas volontiers, dit Gimli. Car sur cette route, je me suis couvert de honte : Gimli fils de Glóin, qui se croyait plus solide que les Hommes, et plus hardi sous terre qu’aucun Elfe. Mais je n’ai été ni l’un ni l’autre ; et si j’ai pu continuer ma route, c’était par la seule volonté d’Aragorn. »
« Et par amour pour lui, dit Legolas. Car tous ceux qui viennent à le connaître en viennent aussi à l’aimer d’une manière qui lui est propre, même la froide jeune femme des Rohirrim. Le matin était pâle quand nous avons quitté Dunhart, la veille du jour où vous y êtes arrivé, Merry ; et tous étaient pris d’une telle peur que nul ne voulut assister à notre départ, sauf la dame Éowyn qui aujourd’hui est alitée ici dans cette Maison. Cette séparation lui fut une grande peine, et j’ai été peiné d’y assister. »
« Hélas ! mes seules pensées étaient pour moi-même, dit Gimli. Non ! Je ne parlerai pas de ce voyage. »
Il s’enferma dans le silence ; mais Pippin et Merry étaient si avides de nouvelles que Legolas finit par ajouter : « Je vous en dirai assez pour vous apaiser ; car je n’ai pas ressenti l’horreur, pas plus que je n’ai craint les ombres des Hommes, frêles et impuissantes comme elles me paraissaient. »
Il leur parla alors rapidement de la route hantée sous les montagnes, du sombre rendez-vous à Erech et de la grande chevauchée, longue de quatre-vingts lieues et treize, jusqu’à Pelargir-sur-Anduin. « Quatre jours et quatre nuits, et au cœur d’un cinquième jour avons-nous chevauché depuis la Pierre Noire, dit-il. Et voici ! l’espoir grandit en moi dans les ténèbres du Mordor ; car à la faveur de l’obscurité, l’Armée Ombreuse parut devenir plus forte et plus terrible à voir. J’en vis certains à cheval et d’autres à pied, mais tous allaient pourtant d’un même pas, à vive allure. Ils étaient silencieux, mais dans leurs yeux se voyait une flamme. Ils rejoignirent notre cavalerie dans les hautes terres du Lamedon, nous doublant par le flanc, et ils nous eussent dépassés si Aragorn ne les en avait empêchés.