— Rien. Personne ne connaît. Si c’est une secte, c’est le groupe le plus secret de… Je coupai Foucault, lui ordonnant d’abandonner cette voie. Autant m’en tenir aux données de Zamorski, spécialiste toutes catégories.
En revanche, je demandai :
— Tu as toujours le dossier Larfaoui sous le coude ?
— L’affaire des Stups ?
— Ouais. Il y a peut-être un lien avec notre histoire.
— « Notre » ? J’ai pas l’impression que tu partages beaucoup, pour l’instant.
— Attends mon retour. Reprends le profil du bonhomme, versant dealer. Essaie de voir avec les Stups s’ils connaissent ses fournisseurs, ses habitudes de livraison, ses clients réguliers. Remonte aussi ses derniers appels avant sa mort. Ses comptes. La totale. Et vois s’il a un remplaçant sur le marché. Fais-toi aider par Meyer et Malaspey.
— On cherche quoi ?
— Un réseau spécifique. Un truc qui tourne autour d’une drogue africaine : l’iboga.
— Elle vient du Gabon ?
— On ne peut rien te cacher. Ce pays joue un rôle, c’est clair. Mais je ne sais pas encore à quel point. Rappelle-moi ce soir.
Je raccrochai et contactai Svendsen.
— Y a du nouveau, dit le Suédois d’une voix excitée. Et du lourd. T’avais raison. Le corps de Sarrazin a été travaillé.
— Je t’écoute.
— Les viscères du mec étaient nécrosés. Sérieusement décomposés. Comme s’il était mort au moins un mois auparavant. Alors que ses épaules étaient à peine atteintes de
— Tu as une explication ?
— Une seule. Le tueur lui a fait boire de l’acide. Il a attendu que les entrailles pourrissent, à l’intérieur de l’abdomen. Puis il lui a ouvert le ventre, de bas en haut.
Le meurtrier de Sarrazin avait donc joué aussi avec la mort. Était-il l’assassin de Sylvie Simonis ? Un Sans-Lumière ? Ou l’inspirateur des miraculés ?
Je revis l’écorce gravée, sous les aiguilles de pin : JE PROTÈGE LES SANS-LUMIÈRE
. Une seule certitude, et pas des moindres : ce n’était pas Manon qui avait tué Sarrazin. À cette date, elle était déjà en exil à Scholastyka.Svendsen continuait :
— Le salaud a opéré à vif. Il a patiemment déroulé les entrailles de sa victime dans la baignoire, alors que le gars était encore vivant — et conscient.
La glace familière dans mes veines. Je me souvenais que le gendarme ne portait pas de marques de liens.
— Sarrazin n’a pas été ligoté.
— Non. Mais les analyses toxicologiques révèlent la trace de puissantes substances paralysantes. Il ne pouvait pas bouger, alors que l’autre le charcutait.
Je revis la scène de crime. Le corps recroquevillé, en position de fœtus. La baignoire remplie de viscères. Les mouches, vrombissantes, dans l’air empuanti.
— Et les insectes ?
— On a trouvé des œufs de mouches
— Je te remercie. Ils t’ont envoyé le rapport ?
— Valleret me le maile. Plutôt sympa.
— Étudie chaque détail. C’est très important.
— Et si tu m’en disais un peu plus ?
— Plus tard. Tous ces faits dessinent une méthode. (J’hésitai puis continuai, précisant ma propre pensée à voix haute.) Une sorte de… supra méthode qu’un homme développe à travers d’autres tueurs…
— Comprends rien, fit Svendsen, mais ça a l’air passionnant.
— Dès que je serai à Paris, je t’expliquerai tout.
— C’est le deal, vieux.
Je me plongeai à nouveau dans mon dossier, tentant de trouver, encore une fois, des faits implicites, des convergences entre toutes ces données.
Les cloches sonnaient onze heures dans le monastère quand je levai les yeux de mes notes. Je n’avais pas vu le temps passer. L’heure du déjeuner des bénédictines. Le juste moment pour m’éclipser — aucun risque de croiser Manon, qui partageait le repas des sœurs. J’enfilai plusieurs pulls les uns sur les autres, puis endossai mon manteau.
Je marchais au pas de course sous les arcades quand une voix m’interpella :
— Salut.
Manon était assise au pied d’une colonne, emmitouflée dans une parka matelassée. Une écharpe et un bonnet complétaient la panoplie. Je déglutis péniblement — mon gosier, d’un coup, à sec.
— Et si tu m’expliquais ?
— Expliquer quoi ?
— Où tu disparais toute la journée, depuis que t’es arrivé.
Je m’approchai. Son visage frémissait dans les tons roses. Le froid avait cristallisé son sang, buée légère sous ses joues.
— Je te dois des comptes ?
Elle leva les deux paumes en l’air comme si mon agressivité était une arme pointée sur elle :
— Non, mais ne te fais pas d’illusions. Personne n’est libre de ses mouvements ici.
— C’est ce que tu crois. C’est ce qui t’arrange.
Elle se décolla de la colonne et s’étira. Sa nuque était à elle seule une grâce — une revanche pour toutes les épaules ployées, toute les silhouettes épaisses de l’univers.
Elle demanda en souriant :
— Tu peux développer ?
Je me tenais planté devant elle, jambes écartées, corps tendu. La caricature du flic jouant les gros bras. Mais j’avais toujours la gorge sèche et dus m’y reprendre à deux fois pour prononcer :