Читаем Le Serment des limbes полностью

Au-delà du fleuve, la cité s’enfonçait dans les ténèbres. Les tonalités des murs prenaient un reflet bleuté, s’assourdissant en un gris violacé. Les chaussées, les trottoirs glissaient dans les mauves, alors que les plaques de glace s’allumaient encore, aux derniers feux du soleil, lueurs rosâtres.

— On rentre ? demanda Manon.

Sans répondre, je la regardai. Le jour s’éteignait dans ses yeux, alors que la pénombre, par contraste, la rendait plus pâle. Elle frissonnait dans son anorak perlé de gouttelettes. Nous étions assis sur un banc. Comme je ne bougeais pas, elle me prit la main, à la manière d’une petite fille qui attire le monde à elle — le façonne à son désir.

— Viens.

Je résistai.

Je songeais à Manon Simonis, assassinée par sa mère parce qu’elle était possédée. À la petite fille violée, qui tuait des animaux et proférait des obscénités. À l’enfant morte qui avait ressuscité, grâce à Dieu ou au diable. Toute l’enquête de Sartuis me remontait à la gorge. Alors, sans même comprendre ce que je faisais, j’attirai Manon à moi et l’embrassai avec passion.

89

Taverne mordorée, banquettes de Skaï, lustres de verre coloré. Des Tsiganes jouaient frénétiquement du violon et du cymbalum sur une estrade. C’était le seul refuge qu’on avait trouvé, dans les ruelles du soir. Malgré le raffut, la fumée, les relents de graisse et d’alcool, nous nous sentions légers, et seuls au monde. Tête-à-tête exclusif, secret, subjugué.

À travers chaque remarque, à travers la manière même dont elle était formulée, je percevais une entente, une complicité unique entre nous. Manon me volait les mots de la bouche. Elle avait une façon bien à elle de relever le menton, de hausser la voix pour prendre la parole et prononcer, pile à cette seconde, ce que j’allais dire. Cette fusion nous propulsait dans un bonheur inconscient, surpassant notre différence d’âge, celle de nos destins, et le fait que nous venions de nous connaître.

Les heures filèrent. Les plats passèrent. Nos yeux pleuraient dans la vapeur. J’allumai une Camel au dessert, histoire d’en rajouter, et l’interrogeai, enfin, sur son passé.

Elle se raidit aussitôt :

— Tu essaies de me cuisiner ?

— Non, fis-je en exhalant une bouffée qui rejoignit les brumes du plafond. Juste savoir si tu as quelqu’un dans ta vie.

Elle sourit et s’étira dans cette posture qui lui était singulière. Elle parut se souvenir que désormais, la méfiance, la résistance n’avaient plus cours entre nous. Alors elle parla. Sans dévier ni éluder. Elle raconta son enfance traumatisée, ses années de pensionnat, hantées par la menace d’un assassin, les visites étranges de sa mère, qui ne cessait de prier. Puis son adolescence à Lausanne, ses études au lycée et à la fac, où elle s’était fortifiée. Elle avait alors un réseau d’amis et de lieux « sûrs » et s’appuyait toujours sur ses repères familiaux : sa mère, qui n’avait manqué aucun week-end depuis sa « renaissance », ses grands-parents paternels, installés à Vevey, et aussi le docteur Moritz Beltreïn, son sauveur, qui était devenu une sorte de parrain bienveillant.

Dix-huit ans.

Elle avait commencé à voyager, à laisser sa porte déverrouillée, à ne plus se retourner sans cesse, pour voir si elle était suivie. Une existence nouvelle avait débuté. Jusqu’à la mort de sa mère. D’un coup, tout s’était effondré. La paix, la confiance, l’espoir. Les terreurs anciennes étaient revenues, plus fortes encore. Ce meurtre démontrait que tout était vrai. Un danger pesait sur sa famille. Un danger qui l’avait frappée, elle, en 1988. Et qui avait ravi sa mère, en 2002.

Lorsque Zamorski lui avait proposé de partir en Pologne, en attendant que le tueur soit arrêté, elle avait accepté. Sans la moindre hésitation. Elle comptait maintenant les jours, attendant le dénouement de son propre mystère.

Tout cela, je le savais, ou je l’avais deviné. En revanche, ce qu’elle ignorait — parce qu’elle ne s’en souvenait plus — c’était qu’elle avait été corrompue par des pervers puis assassinée par sa propre mère. Ce n’était pas moi qui la renseignerais. Ni ce soir, ni demain. Je souris, hébété par la vodka, constatant que je n’avais toujours pas l’information qui m’intéressait.

— As-tu quelqu’un, oui ou non, à Lausanne ?

Elle éclata de rire. Les effluves de graillon, la chaleur, la voix de la chanteuse, tout cela n’existait pas pour elle. Et pour moi non plus. J’étais comme au fond de la mer, assourdi par la pression, mais distinguant certains bruits avec une acuité extraordinaire. Comme lorsqu’on perçoit, en pleine plongée, des cliquetis aigus ou des résonances graves portés par l’eau.

— J’ai eu une histoire, dit-elle. Un de mes profs à la fac. Un homme marié. Quelque chose qui n’a été qu’une longue galère, traversée de quelques flashes heureux. Moi-même, je n’étais pas claire.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Elle hésita puis reprit d’une voix grave :

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