Devenue princesse Sant'Anna par son mariage italien, Marianne n'a jamais cessé de servir l'Empereur, depuis son ancienne liaison avec lui. Quand finiront ces ambassades secrètes et dangereuses aux quatre coins de l'Europe en guerre ? Alors qu'elle se dirige vers la Corne d'or, Marianne mesure les risques de sa dernière mission. Comment déjouer la surveillance des espions anglais, atteindre le Sérail et rencontrer en tête à tête la sultane de Constantinople ? Les désirs de Napoléon sont des ordres : la guerre entre l'Empire ottoman et la Russie doit se Prolonger, afin qu'il puisse marcher librement sur Moscou. C'est alors que pour son bonheur de femme et d'amante réapparaît Jason Beaufort, qui n'a jamais renoncé à elle.
Исторические любовные романы18+Juliette Benzoni
Les lauriers de flammes (1ère
partie)LA SULTANE CRÉOLE
1
UNE AUDIENCE NOCTURNE
Le caïque doré, emporté par la fougue de ses vingt-quatre rameurs, volait littéralement sur les eaux calmes de la Corne d'Or. Devant son étrave, les autres embarcations se dispersaient comme des poules affolées, dans la crainte de gêner le canot impérial.
Assise à l'arrière, sous un tendelet de soie rouge, la princesse Sant'Anna regardait se rapprocher les sombres murs du Sérail, cependant que la nuit, lentement, commençait à prendre possession de Constantinople. Dans un moment, elle l'envelopperait de cette ombre où se perdaient déjà les rues étroites encaissées entre les maisons de Stamboul.
A mesure que l'on avançait, d'ailleurs, les barques se faisaient rares car, après le coup de canon qui marquait le coucher du soleil, il était interdit de traverser la Corne d'Or. Mais, naturellement, cette interdiction n'était pas valable pour les bateaux du palais.
Dans la robe de cour, en satin vert feuille, qu'elle avait revêtue, un peu au hasard, en vue de la circonstance qui l'attendait, Marianne transpirait. Ces premiers jours de septembre gardaient toute la chaleur humide de l'été. Depuis une semaine, la ville trempait dans une sorte de bain de vapeur dont les brumes jaunâtres estompaient les contours des monuments et rendaient pénible le port de tout vêtement un peu lourd. A plus forte raison, celui d'un fabuleux métrage d'épaisse soierie lyonnaise renforcé par de longs gants de peau montant jusqu'au ras des courtes manches ballons.
Mais, dans un laps de temps indéterminé, quelques instants peut-être, la jeune femme se trouverait enfin en présence de la souveraine qu'elle était venue, sur l'ordre secret de Napoléon et au prix de tant de peines, chercher ainsi aux confins de l'Europe. Qu'allait-il advenir de la mission dont elle était chargée et dont l'importance semblait peser un peu plus lourdement sur ses épaules à chacun des coups de rames de l'équipage ? Obtenir que la guerre, engagée entre la Sublime Porte et la Russie depuis des années pour la possession des principautés danubiennes[1] se poursuivît assez longtemps pour retenir au nord des Balkans une grande partie de l'armée russe, tandis que l'empereur des Français franchirait la frontière de l'empire tsariste et marcherait sur Moscou... Cela lui paraissait maintenant terrifiant, impossible ! D'autant plus que, depuis son arrivée à Constantinople, elle n'avait pas été sans apprendre que, sur le Danube, les choses allaient très mal pour l'armée turque. Et l'entrevue qui se préparait, même voilée sous l'aspect rassurant d'une visite familiale, lui semblait singulièrement épineuse...
Comment la sultane réagirait-elle quand elle s'apercevrait que cette lointaine cousine voyageant sur ses terres « pour son plaisir », et si désireuse de la rencontrer, portait en fait des lettres de créance et venait lui parler politique ? Mais, au fond, était-elle dupe ? Trop de gens étaient au courant de ce voyage qui aurait dû être gardé secret : les Anglais d'abord, qui avaient su, le Diable seul savait comment, que Napoléon avait envoyé une « ambassadrice occulte ». Mais grâce à Dieu, tout le monde ignorait quelle pouvait être la nature exacte de sa mission.
Il y avait maintenant quinze jours que Marianne attendait une audience que l'on ne semblait guère pressé de lui accorder. Quinze jours que, fuyant la frégate anglaise où l'on prétendait la retenir prisonnière pour la ramener au pays de son enfance comme otage de guerre, elle était arrivée à l'ambassade de France, évanouie et véhiculée sur l'épaule d'un rebelle grec notoire, comme un vulgaire sac de farine. Un rebelle qui, après l'avoir tirée des griffes anglaises, l'avait tout bonnement sauvée du désespoir et qui maintenant était son ami.
Elle avait vécu ces deux semaines enfermée dans le « palais » de France, tournant en rond comme une bête en cage, malgré les exhortations à la patience que lui prodiguait son ami Jolival. L'ambassadeur, comte de Latour-Maubourg, préférait, en effet, qu'elle ne quittât pas l'enceinte protectrice de ce minuscule territoire français, parce que, depuis le malheureux divorce de l'empereur Napoléon, ses compatriotes n'étaient plus aussi bien vus des Ottomans que dans un passé encore récent.
Les sympathies du Sultan Mahmoud II et de sa mère, une créole, cousine de l'impératrice Joséphine, jadis enlevée par les pirates barbaresques et portée par sa beauté au rang suprême de Sultane Haseki, se tournaient maintenant vers l'Angleterre dont le séduisant représentant, Stratford Canning, ne reculait devant rien quand il s'agissait des intérêts de son pays.