Marianne se laissait bercer au pas rythmé de ses porteurs et agrandissait ses yeux pour mieux voir. Bientôt, au bout d'une allée, apparut une construction légère, sommée d'une coupole translucide qui brillait dans la nuit comme une énorme lanterne multicolore. C'était un kiosque, l'un de ces petits palais fragiles et précieux comme les sultans aimaient à en émailler leurs jardins. Chacun y apportait la marque de son goût ou de ses souvenirs. Celui-là, élevé au plus haut des jardins, se détachait sur l'horizon sombre de la rive d'Asie et semblait hésiter au bord du Bosphore, comme s'il craignait, en se penchant ainsi, de se laisser attirer par son mirage. Un petit jardin secret l'entourait, planté de hauts cyprès et de tapis de jacinthes bleu tendre que l'art du Bostandji Bachi, le jardinier en chef, puissant seigneur dont la dictature s'étendait sur tous les jardins de l'empire, entretenait en toutes saisons parce qu'elles étaient les fleurs préférées de la Sultane Mère.
Cette retraite charmante, détachée de la masse un peu rébarbative du Sérail, avait un air de fête intime, avec les lanternes roses qui l'éclairaient. Des buissons embaumés, qui avaient l'air couverts de neige, se pressaient contre ses minces colonnes, tandis que, découpées en ombres chinoises sur les verres bleus, verts et mauves de ses fenêtres, passaient et repassaient les silhouettes enturbannées des eunuques de garde.
Quand les esclaves posèrent la litière, un gigantesque personnage surgit de la colonnade et s'inclina devant la nouvelle venue. Celle-ci vit sourire, sous une haute coiffure neigeuse où scintillait un bouquet de rubis sanglants, une ronde figure, si noire et si brillante qu'elle paraissait cirée. Un superbe caftan brodé d'argent et ourlé de zibeline noire enveloppait jusqu'aux pieds une silhouette replète, drapant avec majesté un ventre qui faisait honneur aux cuisines du palais.
D'une voix douce, et dans un français irréprochable, l'imposant personnage s'annonça comme étant le Kizlar Agha, chef des eunuques noirs, et se mit au service de la visiteuse. Puis, s'inclinant de nouveau, il l'informa qu'il allait avoir le grand honneur d'introduire « la noble dame venue de la terre franque auprès de Sa Hautesse la Sultane Validé, Mère très vénérée du Tout-Puissant Padischah »...
— Je vous suis, se contenta de répondre Marianne.
D'un léger coup de pied, elle rejeta en arrière la longue traîne de sa robe de satin vert qui, toute scintillante de perles de cristal, s'étala derrière elle comme un ruisseau changeant. Instinctivement, elle releva la tête, soudain consciente de représenter à cette minute le plus grand empire du monde, puis, serrant avec un peu de nervosité entre ses doigts gantés les minces branches d'un éventail assorti à sa robe qui lui servait surtout à se donner une contenance, elle posa le pied sur les grands tapis de soie bleue qui coulaient jusqu'à la terre des jardins.
Mais, soudain, elle s'arrêta, retenant son souffle pour mieux écouter. Le son d'une guitare venait jusqu'à elle, léger et mélancolique, le son d'une guitare qui jouait :
Elle sentit des larmes lui monter aux yeux, tandis que, dans sa gorge, quelque chose se serrait, quelque chose qui était peut-être de la pitié. Dans ce palais d'Orient, la chanson naïve qu'au pays de France les enfants chantaient en dansant une ronde avait l'accent douloureux d'une plainte ou d'un regret. Et, brusquement, elle se demanda ce qu'était au juste la femme qui vivait là, gardée par un apparat millénaire. Qu'allait-elle trouver derrière ces murs transparents ? Une grosse femme gavée de sucreries, gémissante et geignarde ? Une petite vieille desséchée par la claustration (étant à peu près du même âge que sa cousine Joséphine, la Sultane devait approcher la cinquantaine : un âge canonique pour une Marianne de dix-neuf ans) ou une vieille petite fille attardée, capricieuse et superficielle ? Personne n'avait pu lui faire un portrait, même approximatif, de la créole au fabuleux destin, car aucun de ceux qui lui en avaient parlé ne l'avait approchée. Une femme aurait pu en dire davantage, mais aucune Européenne, à sa connaissance, n'avait franchi le seuil du Sérail depuis la mort de Fanny Sébastiani. Et, tout à coup, Marianne eut peur de ce qu'elle allait rencontrer et dont cependant elle attendait tellement.
La chanson déroulait toujours ses notes fragiles. Le Kizlar Agha, conscient de n'être plus suivi, s'était arrêté lui aussi et se retournait :
— Notre Maîtresse, dit-il aimablement, aime à écouter les chansons de son pays... mais elle n'aime pas attendre !
Le charme s'évanouit. Ainsi rappelée à l'ordre, Marianne eut un sourire contrit.
— Excusez-moi ! C'était tellement inattendu... et si joli !