Quelques paroles brèves firent lever les femmes qui, massées au pied du trône, dévoraient des yeux la visiteuse. Aucune ne dit un mot. Elles saluèrent en silence et se hâtèrent de sortir dans l'envol de leurs voiles bleus, mais leurs mines traduisaient clairement une vive déception.
Le Kizlar Agha, solennel à son habitude, ferma la marche, appuyé à son bâton d'argent, semblable au berger de quelque nuageux troupeau. En même temps, par une autre porte, entraient des esclaves noires, vêtues de robes argentées, portant sur des plateaux d'or incrustés de diamants le traditionnel café et la non moins traditionnelle confiture de roses qu'elles offrirent aux deux femmes.
Malgré elle, Marianne ne put s'empêcher d'ouvrir de grands yeux en recevant une tasse des mains d'une femme presque prosternée. Habituée au luxe des châteaux anglais, au faste de la cour impériale française et aux raffinements d'un Talleyrand, elle n'avait jamais rien imaginé de comparable à ce qu'on lui offrait : non seulement les plateaux, mais toutes les pièces de ce fabuleux service étaient d'or massif et incrustées d'une telle multitude de brillants que le métal disparaissait presque : la seule petite cuiller qu'elle tournait dans sa tasse représentait une fortune.
En silence, les deux femmes portèrent leur tasse à leurs lèvres mais, par-dessus les bords scintillants, les yeux verts et les yeux bleus se rejoignaient, observateurs, cherchant discrètement à jauger l'adversaire. Car, sous le charme spontané de l'accueil, Marianne sentait, chez son hôtesse, une expectative. Le rite du café leur donnait, à l'une comme à l'autre, un précieux instant de répit avant l'engagement dont nul ne pouvait prévoir ce qu'il allait être...
Marianne suça poliment une cuillerée de confiture de roses. Elle n'aimait pas beaucoup cette friandise nationale turque à laquelle, en effet, elle reprochait un léger côté parfumerie. Cela lui donnait un peu mal au cœur et aussi l'impression de déguster les produits de beauté de son amie Fortunée Hamelin, qui introduisait de l'essence de roses dans tout ce qui touchait sa peau de créole. Mais elle dégusta le café avec délices. Il était bouillant et très parfumé, pas trop sucré : sans doute le. meilleur que Marianne eût jamais bu.
Nakhshidil la regardait avec une curiosité amusée.
— Vous semblez aimer le « khavé » ? dit-elle.
— Il n'est rien que j'aime davantage... surtout quand il est aussi bon que celui-ci. C'est à la fois une gourmandise et le plus réconfortant des amis.
— En direz-vous autant de la confiture de roses ? dit malicieusement la Sultane, j'ai l'impression que vous ne l'appréciez guère...
Marianne rougit, comme une enfant prise en faute.
— Pardonnez-moi, Votre Majesté... mais c'est vrai : je ne l'aime pas beaucoup.
— Et moi, je la déteste ! s'écria Nakhshidil en riant. Je n'ai jamais pu m'y habituer. Parlez-moi d'une bonne confiture de fraises ou de rhubarbe comme on en faisait dans mon couvent de Nantes. Mais essayez de cette helva aux amandes et aux graines de sésame... ou encore de ce baklava aux noix. C'est en quelque sorte notre gâteau national... ajouta-t-elle en désignant tour à tour, sur un plateau chargé de pâtisseries, une sorte de gelée très ferme, d'un beau rouge cerise, et un gâteau aux noix...
Bien qu'elle n'eût absolument pas faim, Marianne s'obligea à goûter ce que lui offrait sa royale hôtesse, tandis que l'on apportait de nouvelles tasses de café.
Comme elle reposait la tasse précieuse, elle s'aperçut que sa voisine la regardait avec attention et comprit que le moment difficile était arrivé. Il allait falloir se montrer à la hauteur de la confiance dont on l'avait investie et elle avait envie, maintenant, de se lancer dans la bataille. Mais le protocole exigeait qu'elle attendît d'être interrogée. Cela ne tarda guère...
Prenant entre ses doigts fins le bout d'ambre d'un narghilé couvert d'émaux bleus, la sultane en tira quelques bouffées songeuses puis, sur le ton léger de la conversation mondaine, elle remarqua :
— Il semblerait que votre voyage jusqu'ici ait été beaucoup plus mouvementé et beaucoup moins agréable que vous ne l'espériez... On a beaucoup parlé de cette grande dame française pour laquelle les Anglais avaient dérangé une escadre sous Corfou et qui s'est perdue dans les îles grecques...
Le ton était amusé, mais l'esprit agile de Marianne y démêla tout de même une inquiétante nuance de dédain. Dieu seul savait quelle réputation les ragots anglais avaient bien pu lui faire ! Néanmoins, elle décida de n'avancer que prudemment.
— Votre Majesté me paraît remarquablement informée d'événements somme toute fort minces...
— Les nouvelles vont vite en Méditerranée. Et ces événements ne me paraissent pas si minces. L'Angleterre n'a pas coutume de déplacer ses vaisseaux pour un personnage sans importance... tel qu'une simple voyageuse. Mais la chose serait moins étonnante si la voyageuse en question se doublait d'un... émissaire de l'empereur Napoléon ?