Nakhshidil hocha la tête et se tourna vers les nuages qui, au-delà du bras de mer, s'amoncelaient sur les collines de Scutari.
— L'été s'achève, remarqua-t-elle avec une pointe de mélancolie. Le temps change et nous aurons de la pluie demain, sans doute. Cela fera du bien aux cultures, car la terre est asséchée, mais ensuite ce sera l'hiver, le froid qui est souvent cruel ici et que je crains tellement... Mais oublions tout cela et parlez-moi plutôt de vous.
— De moi ? Je n'ai guère d'autre intérêt, Madame, que celui dont m'a revêtue l'empereur Napoléon en m'envoyant vers vous et...
La Sultane eut un geste d'impatience.
— Laissons là votre Empereur pour l'instant ! Son tour viendra plus tard, encore que je ne voie pas bien ce que nous pourrions en dire. Quoi que vous en pensiez, vous êtes beaucoup plus intéressante, à mes yeux, que le grand Napoléon. Aussi, je veux tout savoir. Racontez-moi votre vie...
— Ma... vie ?
— Mais oui, toute votre vie ! Comme si j'étais votre mère.
— Votre Majesté, cela risque d'être long...
— Aucune importance ! Nous avons toute la nuit, s'il le faut, mais je veux savoir... tout savoir ! Il y a déjà tant de contes qui courent sur vous et j'aime à démêler la vérité. Et puis, je suis votre cousine, je voudrais être votre amie. N'avez-vous pas besoin d'une amie ayant quelque pouvoir ?
La petite main soyeuse de la sultane s'était posée sur celle de Marianne, mais la jeune femme, déjà, avait répondu spontanément :
— Oh si ! avec une ardeur qui fit sourire sa compagne et l'ancra dans la conviction, née au premier coup d'œil, que cette ravissante – et si jeune ! – créature avait désespérément besoin d'aide.
Habituée par la vie dangereuse qu'elle avait dû mener en ce palais avant d'en devenir la maîtresse à épier les moindres mouvements d'un visage avec une attention dont pouvait dépendre sa vie, Nakhshidil avait été frappée, dès l'entrée de Marianne, par l'expression tendue de ce beau visage et par l'espèce d'angoisse involontaire des grands yeux verts. L'envoyée de Napoléon ne correspondait absolument pas à ce qu'elle attendait.
Les ragots qui couraient la Méditerranée depuis quelques semaines dessinaient le portrait fantaisiste d'une audacieuse courtisane, d'une espèce de Messaline de boudoir, affublée par la volonté de l'Empereur, son amant, d'une couronne de princesse, accoutumée à toutes les ruses comme à toutes les compromissions et prête à n'importe quoi pour assurer le succès d'une mission difficile, ce n'importe quoi fût-il de la pire complaisance. Mais, placée en face de la réalité, la Sultane comprenait sans peine que les services secrets du Foreign Office avaient dû forger de toutes pièces ce portrait fantaisiste, simple caricature sans base sérieuse.
Une caricature dont, d'ailleurs, elle s était sentie secrètement froissée. La princesse Sant'Anna était sa cousine et, même à un degré éloigné, il lui était désagréable que l'on pût porter sur un membre de sa famille un jugement aussi odieusement défavorable. Aussi, le désir de se former une opinion personnelle entrait-il pour une très grande part dans sa décision de rencontrer l'incriminée. Et maintenant, elle désirait tout savoir de cette étrange et belle jeune femme qui semblait porter une croix trop lourde pour elle, mais la portait avec fierté.
D'abord gênée et réticente, Marianne qui pensait ne donner qu'un résumé, aussi rapide que superficiel, de sa vie passée, se laissa gagner peu à peu par la sympathie et la compréhension qu'elle sentait chez son interlocutrice. Si bizarre qu'eût été son existence jusqu'à présent, celle de Nakhshidil la surpassait largement, car il y avait infiniment plus de chemin d'un couvent nantais au harem du Grand Seigneur et au pouvoir suprême, que du château des Selton au palais Sant'Anna, même en passant par l'alcôve de Napoléon.
Quand, au bout d'un long moment, elle cessa de parler, elle s'aperçut qu'elle avait tout raconté jusque dans les moindres détails et qu'il devait être fort tard car, autour de la petite terrasse où les deux femmes se tenaient, le silence était beaucoup plus dense que tout à l'heure. Les bruits de la ville s'étaient assoupis, ceux de la mer aussi et l'on n'entendait plus guère que le froissement doux du ressac et le pas régulier des sentinelles aux portes du Sérail.
La Sultane, pour sa part, était demeurée immobile, tellement même que Marianne, soudain inquiète, crut qu'elle s'était endormie. Mais elle rêvait seulement, car, au bout d'un instant, la jeune femme l'entendit soupirer.
— Vous avez commis infiniment plus de sottises que moi qui, d'ailleurs, n'ai fait que suivre le destin, mais je ne vois pas bien qui pourrait avoir l'audace de vous les reprocher. Car, à bien y réfléchir, c'est l'amour le coupable. C'est lui qui, en vous imposant tour à tour sa souffrance et son exaltation, vous a conduite sur l'étrange chemin qui vous a menée jusqu'à moi...
— Madame... balbutia Marianne, Votre Majesté... ne me juge pas trop sévèrement ?