— Oui. Je déplore d'avoir dû attendre aussi longtemps faute de connaître quelqu'un capable de m'aider, mais, maintenant, il faut que j'accepte le risque. Si cet enfant venait au monde, même séparé de moi pour toujours, même perdu dans le vaste univers, il n'en demeurerait pas moins un lien invisible, une trace vivante de ce que j'ai subi et de l'être abominable qui me l'a imposé.
Un refus exaspéré sonnait dans la voix tendue de la jeune femme et sa compagne en eut conscience. Se souvenant de ce qu'elle-même avait ressenti en apprenant que la sève du vieux sultan bourgeonnait dans le mystère de son corps, de cette espèce de dégoût que l'espoir d'un triomphe ne parvenait pas à éteindre complètement, elle devina le besoin forcené qu'avait Marianne d'arracher de sa chair un fruit conçu dans des circonstances si affreuses qu'elle lui refusait la qualité d'enfant pour ne plus y voir qu'une chose monstrueuse, une espèce de cancer dévorant, se repaissant à la fois de sa vitalité et de tous ses espoirs de bonheur. Comme tout à l'heure, elle tendit la main, pressa celle de la jeune femme, mais garda le silence un moment et ce silence accrut l'angoisse de Marianne.
— Madame... souffla-t-elle, je vous fais horreur, n'est-ce pas ?
La main douce accentua sa pression et Nakhshidil hocha la tête :
— Me faire horreur ? Ma pauvre enfant ! Vous ne savez pas ce que vous dites. La vérité est que j'ai peur pour vous. Dans l'ardeur de votre amour et dans votre désir de le rechercher, vous voulez vous jeter dans une aventure redoutable... dont vous ne mesurez pas, je le crains, les dangers et difficultés. On ne pratique guère l'avortement chez nous, parce que notre pays n'a jamais assez d'hommes. Seules... pardonnez-moi, mais je dois tout vous dire, les... prostituées y ont recours et je vous fais grâce des conditions dans lesquelles cela se passe. Pourquoi ne pas vous faire violence et accepter mon offre ? S'il allait vous arriver malheur, je ne me le pardonnerais pas. Et puis, avouez-le, ce serait bien stupide d'y laisser la vie : vous ne pourriez plus espérer rejoindre celui que vous aimez autrement qu'en esprit. Est-ce cela que vous voulez ?
— Bien sûr que non ! Je veux vivre, mais si Dieu permet que je le revoie un jour, il s'écartera de moi avec dégoût... comme il l'a déjà fait, d'ailleurs, car il n'a pas cru un mot de ce que j'ai essayé de lui faire entendre. Alors... plutôt que d'encourir encore son mépris, j'aime mieux, oui j'aime mieux risquer cent fois ma vie ! Il me semble qu'une fois délivrée, je retrouverai une espèce de pureté, comme on l'éprouve quand on entre en convalescence après une maladie infectieuse. Ce serait impossible si, quelque part au monde, cet enfant existait ! Il faut qu'il demeure à l'état de maladie, sans forme, sans visage et, quand on l'aura arraché de moi, je me sentirai lavée, nettoyée.
— Ou bien vous serez morte. Eh bien ! soupira la Validé, puisque vous êtes à ce point déterminée, il ne me reste plus qu'une solution...
— Celle que je réclame ?
— Oui, mais il n'existe ici qu'une seule personne capable d'effectuer ce... traitement avec seulement cinquante chances sur cent de vous tuer.
— Je prends ces chances. Cinquante sur cent, c'est beaucoup.
— Non. C'est trop peu, mais il n'y a pas d'autre solution. Ecoutez bien : de l'autre côté de la Corne d'Or, dans le quartier de Kassim Pacha, entre la vieille synagogue et le ruisseau du Rossignol, vit une femme, une Juive que l'on nomme Rébecca. Elle est la fille d'un habile médecin, Juda ben Nathan, et elle exerce le métier de sage-femme ; adroitement, à ce que l'on dit. Les filles du port et celles qui rôdent autour des murs de l'Arsenal, n'entrent pas chez elle, mais je sais que, parfois, contre une bourse d'or ou sous la menace, elle a rendu service à l'épouse adultère de quelque haut fonctionnaire, qu'elle a ainsi sauvée d'une mort certaine. Les riches Occidentales de Péra ou les nobles Grecques du Phanar la connaissent aussi, mais chacune garde son secret et Rébecca sait bien que le silence est le meilleur garant de sa fortune : il faut montrer patte blanche pour qu'elle s'occupe de vous...
L'espoir de Marianne, de nouveau, s'amenuisait.
— De l'or ! fit-elle lentement. Est-ce qu'elle en demande beaucoup ? Depuis le vol de mes biens, sur le navire de Jason Beaufort...
— Ne vous préoccupez pas de cela. Si je vous envoie à Rébecca, tout me regardera. Demain, à la nuit tombée, je vous enverrai une de mes femmes avec une voiture discrète. Elle vous conduira chez la Juive qui, dans la journée, aura reçu de l'or... et des ordres. Elle y restera avec vous le temps qu'il faudra et ensuite elle vous conduira avec un bateau jusqu'à une maison que je possède près du cimetière Eyoub où vous pourrez vous reposer quelques jours. Pour votre ambassadeur, vous m'aurez accompagnée pour un bref séjour dans mon palais de Scutari où je me rendrai après-demain.