A mesure qu'elle parlait, le cœur de Marianne s'allégeait de son angoisse, mais se chargeait d'une profonde émotion. Quand la voix légèrement zézayante se tut, elle avait les yeux pleins de larmes. Se laissant glisser à genoux, elle porta à ses lèvres la main toujours posée sur la sienne :
— Madame, murmura-t-elle, comment dire à Votre Majesté...
— Eh ! Justement, ne dites rien ! Et ne me remerciez pas tant, vous me rendriez confuse car l'aide que je vous apporte est de bien peu de chose... et il y a si longtemps que je ne me suis occupée d'une histoire d'amour. Cela me fait un bien que vous n'imaginez pas ! Venez, maintenant...
Elle se levait et s'ébrouait dans ses voiles clairs comme si elle avait hâte maintenant de secouer le poids de ses confidences.
— Il commence à faire froid, ajouta-t-elle, et puis, il doit être abominablement tard et votre M. de Latour-Maubourg doit être de la dernière inquiétude ! Dieu sait ce qu'il va encore imaginer, ce Breton ! Que je vous ai fait coudre dans un sac et jeter au Bosphore avec une pierre au cou. Ou encore que lord Canning a réussi à vous enlever...
Elle riait, soulagée peut-être d'avoir tranché une question difficile et, peut-être, d'avoir un instant donné libre cours à l'amertume accumulée si longtemps. Elle babillait comme une pensionnaire tout en rajustant ses mousselines autour d'elle, avec le soin d'une femme accoutumée à ne jamais se laisser voir autrement que sous les armes.
Machinalement, Marianne se releva et la suivit. Rapidement, on revint vers le kiosque où veillait toujours la chaîne morne des eunuques. Et Marianne, entendant sa compagne donner des ordres pour son retour à l'ambassade avec une escorte doublée à cause de l'heure tardive, s'affola brusquement : elle avait passé dans ce palais la moitié de la nuit au moins sans avoir achevé la mission dont l'avait chargée Napoléon ! Avec une amabilité qui était peut-être une forme d'habileté, la Sultane l'avait incitée à ne parler que d'elle-même, faisant de cette visite, en principe diplomatique, une réunion familiale dans laquelle les desiderata de l'Empereur n'avaient vraiment pas grand-chose à voir, et faisant son obligée éperdument reconnaissante d'une femme qui aurait dû, normalement, n'avoir en tête que le succès de son importante mission.
Aussi, comme en attendant le retour de la litière, Nakhshidil ramenait sa visiteuse dans le salon pour lui offrir une dernière tasse de café, en manière de coup de l'étrier, Marianne se hâta-t-elle d'accepter une nouvelle dose du réconfortant breuvage, au risque de ne pas fermer l'œil de la nuit. Mais ladite nuit était déjà largement entamée...
Avec un rien de solennité, s'efforçant de balayer l'espèce de remords qu'elle éprouvait à ramener la Sultane sur un terrain qui ne lui était peut-être pas fort agréable, elle murmura :
— Madame, la grande bonté dont Votre Majesté m'a comblée durant toute cette soirée nous a fait perdre de vue la raison profonde de ma venue auprès d'elle et j'ai honte de constater qu'il n'a guère été question que de moi, alors que des intérêts si puissants sont en jeu. Puis-je savoir dans quel esprit Votre Majesté a accueilli la confidence que je lui ai faite et si elle est disposée à discuter de cette question avec Sa Hautesse le Sultan ?
— Lui en parler ? Oui, je le pourrais. Mais, ajouta-t-elle en soupirant, je crains de n'être même pas entendue. Certes, l'amour de mon fils envers moi demeure entier, et invariable, mais mon influence n'est plus ce qu'elle était ni, d'ailleurs, l'admiration profonde qu'il portait à votre Empereur.
— Mais pourquoi ? A cause de ce divorce ?
— Non. Plus certainement à cause de certaines clauses du traité de Tilsitt dont lord Canning, qui se les est procurées je ne sais trop comment, l'a tenu informé. Le Tsar aurait reçu de Napoléon une lettre, en date du 2 février 1808, dans laquelle l'Empereur laissait entrevoir au Tsar un partage de l'Empire ottoman : la Russie obtiendrait les Balkans et la Turquie d'Asie, l'Autriche la Serbie et la Bosnie, la France l'Egypte et la Syrie, magnifique point de départ pour Napoléon qui souhaite attaquer la puissance britannique aux Indes. Vous voyez que nous n'avons guère de raisons d'adorer l'Empereur.
Marianne eut l'impression que le sol vacillait sous ses pieds et maudit intérieurement les intempérances littéraires de Napoléon ! Qu'avait-il besoin d'écrire une lettre aussi dangereuse à un homme dont il n'était pas absolument sûr ? Alexandre l'avait-il donc séduit au point de lui faire oublier la plus élémentaire prudence ? Et que pouvait-elle dire maintenant pour détruire la conviction des Turcs, persuadés avec juste raison que l'empereur des Français faisait très bon marché de leur empire ? Plaider le faux ? La chance d'être crue était mince et, de toute façon, il devenait de plus en plus difficile d'obtenir de ces gens-là qu'ils continuent à se faire tuer pour permettre à Napoléon d'entrer plus aisément en Russie.