Et Marianne, jaillissant soudain du trône, traversa le salon comme un éclair vert, bousculant les eunuques de garde, se jeta sous l'ombre propice du premier cyprès venu, heureusement situé tout près de la porte, et entreprit de restituer à la terre ceux de ses produits qui l'incommodaient si péniblement. Cela dura un moment qui lui parut interminable et au cours duquel elle fut incapable de penser à l'espèce de révolution que, très certainement, son départ brusqué avait causée. Et quand elle se redressa enfin pour s'appuyer aux branches de l'arbre secourable, elle se sentit inondée d'une sueur froide, mais la nausée se retirait. Avec effort, elle aspira l'air parfumé de la nuit, la fraîcheur qui montait des jets d'eau et se sentit soulagée. Les forces, lentement, lui revenaient...
C'est seulement alors qu'elle réalisa ce qu'elle venait de faire : planter là une impératrice, se sauver comme une voleuse d'un salon de réception en pleine discussion diplomatique !... Quel affreux scandale ! De quoi faire pâmer d'horreur le pauvre Latour-Maubourg !... Très inquiète sur les suites de son malaise, elle s'attarda un moment sous les branches de son cyprès qu'elle n'osait plus quitter, persuadée qu'elle était de trouver, en reparaissant devant le kiosque, une troupe d'eunuques armés de cimeterres et d'un ordre d'arrestation...
Elle hésitait encore quand une voix douce vint jusqu'à elle :
— Où êtes-vous, princesse ?... J'espère que vous n'êtes pas plus mal ?
Marianne prit une profonde respiration.
— Non, Votre Majesté... Me voici !
Quittant enfin l'ombre des arbres, elle trouva Nakhshidil debout au seuil du petit palais. Elle avait dû renvoyer tout son monde car elle était absolument seule et Marianne, pleinement consciente d'être en faute et vaguement ridicule, lui en sut gré.
Quelle étrange façon d'entamer une négociation délicate, en vérité ! Aussi, désireuse de présenter des excuses, la princesse Sant'Anna commença-t-elle par une révérence que l'on interrompit immédiatement.
— Non ! je vous en prie !... Songez d'abord à vous remettre ! Prenez plutôt mon bras et rentrons... à moins que vous ne préfériez faire quelques pas dans le jardin ? Il fait plus frais maintenant et nous pourrions aller jusqu'à cette terrasse qui domine le Bosphore, là-bas ? C'est un endroit que j'aime.
— Avec plaisir, Madame... Mais je ne voudrais pas importuner Votre Majesté ou la troubler dans ses habitudes...
— Qui ? Moi ? Ma chère, je n'aime rien tant que prendre de l'exercice, marcher, monter à cheval... Malheureusement, ici, cela pose des problèmes. Dans les palais d'Asie, c'est plus facile. Venez-vous ?
Au bras l'une de l'autre, elles se dirigèrent lentement vers la terrasse choisie. Marianne s'étonnait de constater que la Sultane était aussi grande qu'elle-même et que sa silhouette mince était sans défaut. Pour qu'il en fût ainsi à son âge, il fallait que la blonde créole ne se contentât pas, en effet, de l'existence cloîtrée, presque inerte, qui était celle des femmes de harem. Pour garder ce corps souple de jeune fille, il fallait qu'elle s'adonnât aux « sports » si chers aux Anglais. Mais Nakhshidil, de son côté, s'intéressait surtout à sa compagne et, tout en marchant, elle lui demanda d'un ton faussement négligent :
— Avez-vous souvent de ces malaises ? Votre mine est cependant au-delà de tout éloge ?
— Non, Votre Majesté... pas très souvent. Je crois que celui de ce soir incombe tout entier au cuisinier de notre ambassade. Ses productions sont assez lourdes...
— Et ce que je vous ai offert n'était pas trop léger ! C'est étrange cependant, car votre malaise m'a rappelé de façon frappante ceux dont je souffrais lorsque j'attendais mon fils : je buvais des pleins pots de café et je ne tolérais ni helva, ni baklava... sans parler, bien sûr, de la ghulretcheli, la confiture de roses dont, à mon avis, seul le nom et la couleur sont poétiques et qui me fait horreur.
Marianne sentit ses joues s'empourprer et bénit la nuit qui dissimulait cette rougeur intempestive, mais elle ne fut pas maîtresse d'une crispation de son bras qui renseigna tout à fait sa compagne. Celle-ci comprit qu'elle avait non seulement touché juste, mais touché aussi un point singulièrement sensible chez sa visiteuse.
Comme toutes deux atteignaient la petite terrasse de marbre blanc, elle désigna un banc circulaire copieusement garni de coussins attestant les visites fréquentes qu'on lui faisait.
— Asseyons-nous un peu ! fit-elle. Nous serons ici beaucoup plus tranquilles pour parler que dans mon appartement, car personne ne nous entendra. Dans le palais, chaque tenture, chaque porte cache au moins une oreille attentive. Rien de semblable à craindre ici.
Voyez : cet endroit forme balcon au-dessus des chemins de ronde et des jardins inférieurs. Mais n'aurez-vous pas froid ? s'inquiéta-t-elle en désignant les épaules nues de Marianne.
— Pas du tout, Majesté, je me sens tout à fait bien maintenant.