Soudain, au moment où, n'y tenant plus, elle allait s'engager sur le môle dont la longue allée de pierre se perdait dans l'ombre, elle vit une langue de feu surgir de la nuit, éclairant une épaisse fumée qu'elle teinta de rouge. Aussitôt, comme des rats fuyant un navire en perdition, elle vit deux mendiants surgir de derrière une pile de tonneaux où ils avaient dû chercher refuge pour la nuit et filer vers les maisons en criant d'une voix éraillée quelque chose qu'elle ne comprit pas, mais qui devait être « Au feu !... ».
Instantanément, le port s'éveilla. Des lumières parurent, des volets s'ouvrirent. Il y eut des cris, des appels, des aboiements de chien... Comprenant qu'elle allait être coupée de ses amis, Marianne recula pour retrouver Jolival et Gracchus. Elle rejoignit Jolival à mi-chemin du cabaret et s'aperçut qu'il était seul.
— Où est encore passé Gracchus ?
— Il s'occupe du départ. Je lui ai donné de l'argent et nous le retrouverons, dans un moment, dans la ville haute. Il nous attendra au bout de la rue principale, la Deribasovskaia, près de la maison de poste... Espérons que Jason et Craig ne vont pas trop tarder...
— Il y a déjà si longtemps qu'ils sont partis. Vous ne croyez pas...
Il prit son bras et le glissa sous le sien en le serrant à sa manière rassurante.
— Mais non ! Le temps vous dure et c'est naturel. Il n'y a guère qu'un quart d'heure qu'ils nous ont quittés et, si vous voulez mon avis, ils ont assez bien employé leur temps...
L'incendie, en effet, semblait prendre de l'ampleur. De longues flammes léchaient la nuit et le vent rabattait vers la terre d'épaisses vagues d'une fumée noire et suffocante. Maintenant, des gens armés de seaux couraient sur le môle et, à la lumière de l'incendie, les quais apparaissaient, de plus en plus, envahis. Quelque part une cloche carillonna un tocsin frénétique...
— Heureusement que le brick était amarré au bout du môle ! Sans cela, ces deux fous risquaient de mettre le feu au port avec ce vent... grogna Jolival.
Un vacarme assourdissant, accompagné d'une énorme gerbe de feu, lui coupa la parole. Vivement, il grimpa sur un banc de pierre adossé à la maison, hissant Marianne avec lui. Le spectacle qu'ils découvrirent leur arracha un cri. C'était
— Jason connaissait bien son bateau, murmura Jolival. Il a dû mettre le feu à la Sainte-Barbe ! Un tonneau de poudre a explosé.
En effet, là-bas, l'arrière du brick, éventré, crachait du feu comme un volcan. Le mât d'artimon, qui flambait comme une allumette, s'abattit dans une gerbe d'étincelles sur le beaupré d'une frégate voisine qui, d'ailleurs, brûlait déjà. Une brusque émotion serra la gorge de Marianne et des larmes montèrent à ses yeux... Elle avait jalousé ce navire qui, pour elle, était un rival dans l'amour de Jason. Mais le voir périr ainsi, de la main même de son maître, la bouleversait. C'était comme si elle assistait à la mort d'un ami... ou même à sa propre mort. Elle songea à la figure de proue, à cette sirène aux yeux verts qui lui ressemblait et qui, dans un instant, ne serait plus que cendres...
Auprès d'elle, Jolival renifla et elle comprit que lui aussi luttait contre l'émotion :
— Un si beau navire... murmura-t-il.
Une voix âpre lui répondit, celle, haletante de Jason :
— Oui ! Il était beau... et je l'aimais comme mon enfant. Mais j'aime mieux le voir flamber que le savoir aux mains d'un autre.
A la lumière de l'incendie, Marianne vit que lui et Craig étaient blêmes et dégouttants d'eau de mer. Mais ils ne paraissaient pas s'en soucier. Tous deux regardaient brûler
— L'explosion a renversé notre barque, expliqua l'Irlandais. Nous sommes revenus à la nage...
D'un élan, Marianne, secouée de sanglots convulsifs, se jeta au cou de Jason. Tendrement, il referma un bras sur elle, appuyant sa tête contre son épaule et caressant doucement ses cheveux.
— Ne pleure pas ! fit-il calmement. Nous en aurons un autre, plus grand, plus beau encore. C'est ma faute, aussi. Je n'aurais jamais dû l'appeler
Elle eut un petit hoquet triste :
— Toi, Jason ? Tu es... superstitieux ?
— Non... pas en temps normal. Mais j'ai de la peine. C'est peut-être pour ça que je déraisonne. Partons, maintenant ! Toute la ville a l'air de se ruer sur le port. On ne fera même pas attention à nous...
— Mais tu es trempé, en loques... Tu ne peux pas partir comme ça !
— Et pourquoi pas ? Je suis tout ce que tu dis, mais, aussi, je suis libre, grâce à toi, et ça, c'est merveilleux...