A la première composition, je fus dernier. Jeune féodal, je tenais l'enseignement pour un lien personnel: Mlle
Marie-Louise m'avait donné son savoir par amour, je l'avais reçu par bonté, pour l'amour d'elle. Je fus déconcerté par ces cours ex cathedra qui s'adressaient à tous, par la froideur démocratique de la loi. Soumis à des comparaisons perpétuelles, mes supériorités rêvées s'évanouirent: il se trouvait toujours quelqu'un pour répondre mieux ou plus vite que moi. J'étais trop aimé pour me remettre en question: j'admirais de bon cœur mes camarades et je ne les enviais pas: j'aurais mon tour. A cinquante ans. Bref, je me perdais sans souffrir; saisi d'un affolement sec, je remettais avec zèle des copies exécrables. Déjà mon grand-père fronçait les sourcils; ma mère se hâta de demander un rendez-vous à M. Ollivier, mon professeur principal. Il nous reçut dans son petit appartement de célibataire; ma mère avait pris sa voix chantante; debout contre son fauteuil, je l'écoutais en regardant le soleil à travers la poussière des carreaux. Elle s'efforça de prouver que je valais mieux que mes devoirs: j'avais appris à lire tout seul, j'écrivais des romans; à bout d'arguments elle révéla que j'étais né à dix mois: mieux cuit que les autres, plus doré, plus croustillant pour être resté plus longtemps au four. Sensible à ses charmes plus qu'à mes mérites, M. Ollivier l'écoutait attentivement. C'était un grand homme, décharné, chauve et tout en crâne, avec des yeux caves, un teint de cire et, sous un long nez busqué, quelques poils roux. Il refusa de me donner des leçons particulières, mais promit de me «suivre». Je n'en demandais pas plus: je guettais son regard pendant les cours; il ne parlait que pour moi, j'en étais sûr; je crus qu'il m'aimait, je l'aimais, quelques bonnes paroles firent le reste: je devins sans effort un assez bon élève. Mon grand-père grommelait en lisant les bulletins trimestriels, mais il ne songeait plus à me retirer du lycée. En cinquième, j'eus d'autres professeurs, je perdis mon traitement de faveur mais je m'étais habitué à la démocratie.Mes travaux scolaires ne me laissaient pas le temps d'écrire; mes nouvelles fréquentations m'en ôtèrent jusqu'au désir. Enfin j'avais des camarades! Moi, l'exclu des jardins publics, on m'avait adopté du premier jour et le plus naturellement du monde: je n'en revenais pas. A vrai dire mes amis semblaient plus proches de moi que des jeunes Pardaillan qui m'avaient brisé le cœur: c'étaient des externes, des fils à maman, des élèves appliqués. N'importe: j'exultais. J'eus deux vies. En famille, je continuai de singer l'homme. Mais les enfants entre eux détestent l'enfantillage: ce sont des hommes pour de vrai. Homme parmi les hommes, je sortais du lycée tous les jours en compagnie des trois Malaquin, Jean, René, André, de Paul et de Norbert Meyre, de Brun, de Max Bercot, de Grégoire, nous courions en criant sur la place du Panthéon, c'était un moment de bonheur grave: je me lavais de la comédie familiale; loin de vouloir briller, je riais en écho, je répétais les mots d'ordre et les bons mots, je me taisais, j'obéissais, j'imitais les gestes de mes voisins, je n'avais qu'une passion: m'intégrer. Sec, dur et gai, je me sentais d'acier, enfin délivré du péché d'exister: nous jouions à la balle, entre l'hôtel des Grands Hommes et la statue de Jean-Jacques Rousseau, j'étais indispensable: the right man in the right place. Je n'enviais plus rien à M. Simonnot: à qui Meyre, feintant Grégoire, aurait-il fait sa passe si je n'avais été, moi, ici présent, maintenant? Comme ils paraissaient fades et funèbres mes rêves de gloire auprès de ces intuitions fulgurantes qui me découvraient ma nécessité.
Par malheur elles s'éteignaient plus vite qu'elles ne s'allumaient. Nos jeux nous «surexcitaient», comme disaient nos mères, et transformaient parfois nos groupes en une petite foule unanime qui m'engloutissait; mais nous ne pûmes jamais oublier longtemps nos parents dont l'invisible présence nous faisait vite retomber dans la solitude en commun des colonies animales. Sans but, sans fin, sans hiérarchie, notre société oscillait entre la fusion totale et la juxtaposition.