Ensemble, nous vivions dans la vérité mais nous ne pouvions pas nous défendre du sentiment qu'on nous prêtait les uns aux autres et que nous appartenions chacun à des collectivités étroites, puissantes et primitives, qui forgeaient des mythes fascinants, se nourrissaient d'erreur et nous imposaient leur arbitraire. Choyés et bien-pensants, sensibles, raisonneurs, effarouchés par le désordre, détestant la violence et l'injustice, unis et séparés par la conviction tacite que le monde avait été créé pour notre usage et que nos parents respectifs étaient les meilleurs du monde, nous avions à cœur de n'offenser personne et de demeurer courtois jusque dans nos jeux. Moqueries et quolibets en étaient sévèrement proscrits; celui qui s'emportait, le groupe entier l'entourait, l'apaisait, l'obligeait à s'excuser, c'était sa propre mère qui le tançait par la bouche de Jean Malaquin ou de Norbert Meyre. Toutes ces dames se connaissaient, d'ailleurs, et se traitaient cruellement: elles se rapportaient nos propos, nos critiques, les jugements de chacun sur tous; nous autres, les fils, nous nous cachions les leurs. Ma mère revint outrée d'une visite à Mme
Malaquin qui lui avait dit tout net: «André trouve que Poulou fait des embarras.» Cette réflexion ne me troubla pas: ainsi parlent les mères entre elles; je n'en voulus point à André et ne lui soufflai mot de l'affaire. Bref, nous respections le monde entier, les riches et les pauvres, les soldats et les civils, les jeunes et les vieux, les hommes et les bêtes: nous n'avions de mépris que pour les demi-pensionnaires et les internes: il fallait qu'ils fussent bien coupables pour que leur famille les eût abandonnés; peut-être avaient-ils de mauvais parents, mais cela n'arrangeait rien: les enfants ont les pères qu'ils méritent. Le soir, après quatre heures, quand les externes libres l'avaient quitté, le lycée devenait un coupe-gorge.Des amitiés si précautionneuses ne vont pas sans quelque froideur. Aux vacances, nous nous séparions sans regret. Pourtant, j'aimais Bercot. Fils de veuve, c'était mon frère. Il était beau, frêle et doux; je ne me lassais pas de regarder ses longs cheveux noirs peignés à la Jeanne d'Arc. Mais surtout, nous avions, l'un et l'autre, l'orgueil d'avoir tout lu et nous nous isolions dans un coin du préau pour parler littérature, c'est-à-dire pour recommencer cent fois, toujours avec plaisir, l'énumération des ouvrages qui nous étaient passés par les mains. Un jour, il me regarda d'un air maniaque et me confia qu'il voulait écrire. Je l'ai retrouvé plus tard en rhétorique, toujours beau mais tuberculeux: il est mort à dix-huit ans.