En quittant Tallahassee, on a traversé une banlieue plus modeste, avec moins de 4×4 et de japonaises mais des vieilles Oldsmobile et des vieilles Ford des années 70 retapées, et un peu plus loin, après un cimetière à pickup rouges, tous du même modèle, on a traversé un campement avec des familles qui cherchaient un peu d’ombre par 34 °C. Et puis, tout à coup, la civilisation a quitté le paysage et je n’ai vu qu’une longue longue bande de bitume qui brillait au soleil, bordée de chaque côté par un fossé bourbeux.
Au bout de deux ou trois miles, j’ai poussé un cri en croisant une forme oblongue et sombre, immobile la gueule ouverte, avec des rangées de dents qui sortent de partout.
— Quint ! Nom de Dieu ! J’ai vu un crocodile !
Mais Quint ne s’aperçoit de rien, il s’en fout, aussi immobile que les bestiaux. Pendant tout le trajet, il reste muet, mais ça n’est déjà plus le même silence.
— Je vous jure que c’est vrai, Tom !
Il y en a plein d’autres qui dorment au bord de la route, à deux mètres de mes roues, et la plupart ont une carapace brunâtre qui se confond avec le marronnasse du marigot.
— Ce ne sont pas des crocodiles mais des alligators.
En général, un gars qui dit ça veut à tout prix vous expliquer la différence, mais pas Quint. Avant, je me serais bien fichu de la connaître, mais depuis que j’ai lu
— C’est quoi, la différence ?
— Les crocodiles ont la mâchoire supérieure mobile, chez les alligators c’est la mâchoire inférieure. Plutôt comme nous, donc.
Exactement le genre de détail dont Melville aurait tiré trois pages, ce rapprochement entre l’homme et l’alligator. Et dix décennies plus tard, des universitaires dans des amphis remplis d’étudiants s’émerveilleraient du chapitre et en rajouteraient même. Pour sortir Tom de sa réflexion morbide, j’essaie de le lancer là-dessus mais il s’en fiche bien.
— Entre le cagnard qui tape et les alligators, on a intérêt à avoir une roue de secours par chez vous, j’ai dit, sans que ça suscite de commentaire.
Après quelques miles de silence plombé et d’alligators pétrifiés, je vois se profiler une forêt, et je me dis que c’est ça, la route de Woodville. Tom me demande de tourner en direction d’une bretelle d’autoroute qui file vers le golfe du Mexique, avec, juste avant l’embranchement, le Sunstar Motel. Avant de descendre, je lui fais remarquer qu’il a son arme de service mais moi pas.
— En bon mafieux que vous êtes, vous avez bien un instrument contondant sur vous.