Avec le peu d’angle qu’il avait, Tom l’a touché à l’abdomen, là où ça peut prendre des heures avant le dernier soupir. Vu le sang que perd Joey, on n’aurait qu’à rester là, à boire un café en bavardant gentiment, et il se viderait complètement dans la baignoire. Mais le temps presse, et de toute façon, il faut qu’on se débarrasse du corps. Tom, qui n’a jamais pratiqué cette discipline, me demande comment on va faire. Lui, il ne va rien faire du tout, il nettoie avant de partir, il raccompagne sa femme à la maison et il s’occupe d’elle, et moi je garde la voiture, j’en termine avec cette affaire, et je commence mon grand roman américain.
Sauf que je ne suis pas dans le New Jersey, sur mon territoire, là où je connais les bons coins où enterrer les macchabées. Pourtant, j’ai ma petite idée, on peut même dire que je l’ai eue sur le chemin aller, en voyant ces carapaces immobiles sur le bord de la route. Le plus simple, pour faire disparaître Joey, c’est d’aller nourrir ces bestiaux-là. C’est propre, et on ne risque pas que ces gars de la police scientifique vous retrouvent le corps quinze ans plus tard et parviennent à l’identifier à partir d’une rognure d’ongle ou d’une étiquette de tee-shirt. Et puis, c’est logique de leur laisser Joey en pâture, lui qui raffolait des pompes et des ceintures en croco, c’est un juste retour des choses.
La vision de Joey bouffé n’est pas pour lui déplaire, mais Tom joue les indignés, juste pour la forme. Il dit aussi que c’est risqué d’abandonner Joey sur le bord d’une route, ça peut prendre des jours avant qu’une famille d’alligators en vienne à bout. Il m’indique le chemin de Wakulla Springs, à trente miles de là, une réserve pour la faune et la flore qu’on visite à l’année. À la pointe sud du lac, il y a une sorte d’enclave marécageuse où personne ne va jamais parce que c’est pas navigable, que rien n’y pousse d’intéressant, qu’à part les alligators aucun animal ne s’y aventure, que les marécages puent, et que c’est donc l’endroit idéal pour me débarrasser de Joey.
Lequel pousse un râle terrible quand je le balance dans le coffre. Il me reste trois heures avant la nuit.