Mais est-ce un effet d’optique qui rend leur camouflage encore plus efficace, ils sont invisibles. Impossible de savoir s’il y en a cent, ou ne serait-ce qu’un seul, fondu dans le décor. Quand je pense que, hier encore, je me vantais de savoir disparaître… Je dois prendre mon courage à deux mains et avancer là-dedans au risque d’y laisser une jambe. Parce que ces bestioles me font penser à certains exécuteurs de LCN que j’ai rencontrés dans ma carrière. Des taiseux, complètement impassibles, capables de rester assis dans un fauteuil pendant des heures, le regard fixe. Quand on s’aperçoit qu’ils ont bougé, il y a un mort au sol. Des alligators de LCN, j’en ai croisé quelques-uns. Mais là, dans cette merde que j’ai jusqu’aux genoux, rien. C’est bien la première fois qu’un tuyau de Quint est foireux. Il m’avait assuré que j’en verrais par dizaines et qu’il leur faudrait cinq minutes pour se partager Joey. Eh bien non ! À croire qu’il fait trop chaud et que eux-mêmes ont trouvé un coin plus frais. Il y a des oiseaux suspendus à des branches, des milliers d’insectes voraces, des serpents d’eau, mais pas un seul de ces putains d’alligators. Je continue d’avancer dans la fange, bouffé par les moustiques, avec la peur au ventre, et je me dis que c’est mon Vietnam à moi, cette virée, et que dorénavant je pourrai me considérer comme un vrai vétéran.
Non, franchement, c’est pas cette nature-là que j’ai envie de décrire dans mon grand roman américain.
Et toujours pas de mâchoires prêtes à engloutir un wiseguy. Un moment j’ai la tentation de jeter Joey dans ce cloaque, mais vu que c’est plus de la boue que de l’eau, son corps resterait en surface, peut-être des jours entiers, exposé au regard d’un garde forestier, et je ne peux pas prendre ce risque.
Furieux, je regagne la voiture. Impossible de l’enterrer, de le jeter sur le bord de la route ou dans ce marais infect. Il continue à se manifester, cet enfoiré, j’ai même l’impression qu’il reprend des forces.
J’ai un petit coup de fatigue mais je me ressaisis vite. J’ai connu des situations bien pires. Ne pas trouver d’alligators par 34° à l’ombre avec un mourant dans son coffre n’est pas ce que j’ai vécu de plus compliqué. Loin s’en faut.
Sur la route, à force de tourner sans trop savoir, j’avise un panneau qui indique la direction du golfe du Mexique, à quarante miles.
L’océan. Si proche, et je ne l’avais pas senti.