J’ai devant moi la plus dangereuse créature jamais engendrée par la nature. L’être le plus meurtrier et le plus fascinant des sept mers. À moins de cent pas, j’ai sous les yeux, un grand requin blanc.
J’avais sans doute besoin de pleurer depuis longtemps mais c’est là que c’est venu. Jamais je n’avais vu, et d’aussi près, tant de sauvagerie et de majesté mêlées. Les alligators que j’ai croisés plus tôt n’étaient que des killers à sang-froid, mais là, j’ai le “capo di tutti capi”. Comment ne pas avoir de respect pour une créature capable de susciter une telle terreur. Je te jure, Herman, si tu l’avais eu sous les yeux, celui-là, Moby Dick n’aurait jamais été un cachalot. Égaré par la faim dans le golfe du Mexique, et si près du bord, il perd son temps à courir après des proies indignes de lui.
Au loin, j’entends un râle venu du fin fond du coffre. Joey a lui aussi hâte d’en finir. Il s’agite encore assez pour attirer à lui le plus grand prédateur de l’homme que la mer ait porté. En somme, je rends service à tout le monde ; je livre l’autre taré à un exécuteur digne de sa propre cruauté, je débarrasse l’humanité d’un Joey D’Amato, et je redonne des forces à cet animal qui ne dort jamais et dont la seule obsession ici-bas est de tuer. Il va reprendre sa vie d’aventure et hanter les pires cauchemars des insulaires et des peuples de toutes les rives du monde.
Je me dis que mon grand roman américain peut commencer ici et maintenant. Et les tout premiers mots iront vers cette étrange réflexion que je me fais, au bord de cet océan, sur le cours des choses. Parce que c’est un peu ça, la vie : on s’attend à croiser des alligators et on tombe sur un requin.
Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais ça me paraît tellement vrai.
Épilogue
Maggie rendit la maison de Mazenc à ses propriétaires et ne garda aucun meuble, aucun souvenir, sinon le matériel de travail de Fred, machine, manuscrits et dictionnaires. La chienne Malavita resterait le seul vrai témoin de toutes ces maisons occupées et de toutes ces vies traversées. Maggie en prenait grand soin. Le manque de Fred les avait rapprochées.
Depuis le départ de son mari, elle se contentait de la seule vérité capable de l’aider à supporter l’absence : Fred avait eu une enfance unique, une vie en marge, un destin exceptionnel, comment aurait-il pu se résigner à vieillir comme un retraité qui redoute l’hiver ? Ou pire, comme un mauvais écrivain qui n’a plus rien à raconter ? Après avoir été privé de douze longues années de liberté, Fred avait repris sa route. Une route dont même sa femme et ses enfants n’avaient été qu’une étape.
Elle eut de ses nouvelles par Tom ; Fred était vivant et en lieu sûr. Bientôt, il appellerait lui-même Maggie, et ils reprendraient l’habitude de se parler. Et puis, qui sait, dans un, trois ou cinq ans, à Paris, à New York ou ailleurs, ils seraient de nouveau réunis.
Trois mois après son départ, elle reçut par la poste un exemplaire de