Fred n’avait pas eu le courage de dire
Fred ne s’était jamais préoccupé de style. La première page en avait appelé une autre, puis une autre, et il avait raconté sa vie comme il avait pu, dans un texte brut, à son image, succession d’événements décrits dans les termes les plus directs, sans se soucier des répétitions et des digressions, une gifle était une gifle, une balle dans le ventre était une balle dans le ventre, et au final, dans la vie comme dans les livres, seul le résultat comptait. Il ignorait les lois de la syntaxe comme celles du code pénal et ne se souciait pas de tournure ou de forme. Quand son fils avait tenté de lui en toucher deux mots, Fred n’avait rien compris à cette notion de « style ». Pour appuyer sa démonstration, Warren avait choisi des références plus parlantes aux oreilles de son père.
— Admettons que tu sois toujours un
— Ils sont de deux écoles complètement différentes. Anthony est un rationaliste, ses scénarios sont très épurés, presque « naturels ». Il va toujours chercher à coincer le type là où il s’y attend le moins pour en finir le plus vite possible. Chez Paulie, en revanche, le mode opératoire est parfois plus important que la mission elle-même. Il varie souvent les armes et ne reproduit jamais deux fois le même assassinat. Il est capable d’innover, de réinventer le genre.
— Eh bien tu vois, c’est ça, le « style ».
Contre toute attente, cela avait déclenché chez Fred un début de réflexion. Depuis, il puisait dans son arsenal de patron de la pègre pour aiguiser son vocabulaire, il choisissait des mots tranchants comme des rasoirs, proposait des métaphores à base de meurtre et décrivait les douleurs morales comme s’il s’agissait de douleurs physiques.
Mais, par-delà le maniérisme, seuls comptaient vraiment le sens du récit et l’urgence à le jeter sur le papier. Le souvenir d’une vie entière vouée à l’abjection grondait encore en lui et jaillissait par salves.
À 3h50, les yeux mi-clos, il décida de ne plus se laisser parasiter par tous ces souvenirs, bons et mauvais, et retourna vers ce personnage qui venait à peine de se présenter.
Sur quoi il s’endormit, la lumière allumée, le livre sur le ventre.
À son réveil, le lit était vide. Fred tâtonna à la recherche de son bouquin et le trouva à terre. Il s’en saisit, passa une robe de chambre, descendit dans la cuisine sans croiser personne et s’y servit un fond de café tiède. Il resta un moment en apesanteur et reprit lentement ses esprits :
Belle, les bras chargés de courses, entra dans la cuisine et embrassa son père sur le front.
— On revient du marché, avec Mom.
Tout en rangeant le contenu des sacs dans le réfrigérateur, elle demanda à son père :
— Papa ? Tu lis ?
— …?
— Tu lis Melville ? Toi ?
Belle désigna le volume que son père, dans un demi-sommeil, avait posé contre la cafetière. En fait, il comptait bien reprendre sa lecture là où il l’avait laissée, et franchir le cap de cette première ligne, quitte à y passer le dimanche.
— J’en ai besoin pour mon roman, dit-il. C’est difficile à expliquer.
— Et tu en es où ?
— Au début.
— Tu verras, c’est vraiment bien après les deux cents premières pages.
Fred s’étira un long moment, déjà vaincu par l’effort à venir. Dans la remarque de sa fille, il y avait plus d’admiration pour Melville que pour lui. Se rendait-elle seulement compte de ce que représentaient deux cents pages pour un type comme lui ?
Warren arriva d’on ne sait où, rasé de frais, dans des vêtements plus habillés que ceux de la veille, ce qui ne lui ressemblait pas.
— Je vais faire un saut à Montélimar, je serai de retour pour le déjeuner.
Sur le point de quitter la cuisine aussi vite qu’il y était entré, il se figea un instant, se tournant vers son père.