Читаем Malavita encore полностью

Bon, c’était une première phrase. Pourquoi ne pas commencer comme ça, après tout. Le gars se présente simplement, voilà, c’est court et c’est fait. On peut passer à la suite, tous ces trucs en haute mer avec cette baleine obsédante. Il fallait avoir le courage de ce dépouillement, pensa Fred, qui avait perdu un temps fou à chercher la première phrase de L’empire de la nuit, son deuxième titre, au lieu de commencer tout naturellement par :

Je m’appelle Laszlo Pryor.

Melville avait le droit, lui, mais pas Fred. D’ailleurs, il n’avait aucun droit. Quand il avait décidé d’écrire, les siens avaient nié son statut d’auteur et le lui avaient fait comprendre avec une ironie qu’il avait supportée faute de pouvoir exécuter sa propre famille. Un jour, il surprit une phrase de Warren, la plus cruelle de toutes : « Papa ? Un roman ? Un singe qui taperait au hasard sur les touches aurait plus de chance de nous réécrire Pour qui sonne le glas. » Fred prit l’image au pied de la lettre et se vit comme un chimpanzé grimaçant sous l’effort, le doigt en l’air, hésitant à frapper une touche, n’importe laquelle. Cette image-là en appela beaucoup d’autres chaque fois qu’il osait s’enfermer avec sa quincaillerie et sa ramette de papier. On ne lui épargnait rien, à croire que ce rêve fou leur faisait peur. Et ce n’était pas seulement la peur de le voir exhumer son passé de gangster et de consigner sur papier ses souvenirs de brute sanguinaire, il s’agissait d’une crainte bien plus profonde que personne n’aurait su définir. Fred ne devait pas écrire parce que c’était indécent, ça n’était pas dans la logique des choses ni dans l’ordre du monde. Par-delà le grotesque, il y avait la crapulerie, la même que du temps de son exercice mafieux, le manque absolu de sens commun, l’impunité qui consistait à passer au-dessus des lois et à s’en créer de nouvelles à usage personnel. Il s’attaquait au roman en prenant ses lecteurs en otages comme jadis les clients d’une banque. Et peu importait si le résultat était d’un intérêt quelconque, le mal était fait et se répétait chaque jour, jamais remis en question, car personne n’était parvenu à dire à Fred, pas même une petite voix intérieure : Prends garde, malheureux ! Ne sais-tu pas que des millions d’autres s’y sont essayés avant toi et que seuls quelques-uns ont été à la hauteur de cet acte sacré ? Avec leur style, le souffle de leurs récits, ils ont fait surgir le sublime au détour d’un chapitre, ils ont enrichi le patrimoine humain. Tout ce que tu pourras dire ne sera jamais aussi éclatant que la blancheur de cette page, alors laisse-lui sa pureté, c’est le meilleur service que tu rendras à la littérature. Il n’entendit rien de tout cela et enfonça ses doigts replets dans les touches. Les marteaux vinrent frapper le papier, et les mots se frottèrent les uns aux autres, le plus souvent la nuit, dans le plus grand secret, jusqu’à ce qu’ils fussent assez nombreux pour que Fred leur octroie le statut de roman. Pas une seule fois, il n’eut l’impression d’entrer dans le panthéon des Lettres, ni la tentation de se regarder de trois quarts dans le miroir de la postérité littéraire : il se sentait plus fort que les livres, et sa vie méritait d’être racontée à des inconnus, persuadés que des vies comme celles-là, on n’en trouvait que dans les livres. Le monde était sûrement rempli de bons élèves qui savaient mettre les virgules aux bons endroits, mais qu’avaient-ils à raconter ? Lui, Fred Wayne alias Laszlo Pryor, avait en mémoire des faits si réels et si choquants que la littérature elle-même craignait de s’y colleter.

Je m’appelle Ismaël.

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