— Je sais que tu te fiches bien de tout ça, mais Quint a encore une fois tenté de m’humilier en me parlant de mes bouquins. Il prétend que cette ignominie littéraire va bientôt cesser parce que je n’ai déjà plus rien à dire. Et ce fumier a raison.
Il s’en était fallu d’une seconde. Maggie n’avait pas vu poindre ce cas de figure typique dans la vie d’un couple où il s’agit de déterminer si les contrariétés de l’un sont prioritaires sur celles de l’autre. Combien de fois avaient-ils vécu ce moment où chacun estime devoir inventorier des petits malheurs bien plus cruels que les broutilles que l’autre prétend subir. Entre Fred et Maggie, cela pouvait donner « voiture à la fourrière » contre « angine », « journée merdique » contre « Untel ne rappelle pas », « fatigue » contre « stress », etc. Elle regrettait de n’avoir pas dégainé la première et se taisait maintenant pour écouter cet égoïste tenter de l’apitoyer sur ses misérables problèmes stylistiques, quand elle-même vivait un drame humain qu’il n’avait pas su détecter.
— Je m’imaginais bien vieillir le stylo à la main, lu dans le monde entier, j’aurais pu tenir comme ça jusqu’à pas d’âge.
Sur ce point, elle ne pouvait que se taire, vexée de constater que les critiques de Quint le meurtrissaient bien plus que les siennes.
— Mon style est à chier et mes souvenirs s’épuisent. Je comprends mieux pourquoi je tourne en rond avec le personnage d’Ernie, je n’ai plus rien à lui faire faire.
— De quel Ernie tu parles ?
— Ernesto Fossataro. Il conduisait la limo le jour de notre mariage.
— Comment pourrais-je l’oublier, il savait à peine la manœuvrer.
— Il arrive en page 46 du bouquin. Je raconte le jour où je l’ai accompagné à l’institut médico-légal pour reconnaître le corps de son frère.
— Ça ne me dit rien.
— Ernie et moi on avait fait tout un pataquès parce que le frère n’avait plus de larynx.
— Pardon ?
— Le légiste nous avait présenté le corps de Paul sans son larynx. Ernie était devenu fou, il avait hurlé qu’il ne quitterait pas les lieux tant qu’on n’aurait pas retrouvé le foutu larynx de son frangin, et les flics étaient venus lui certifier qu’ils avaient retrouvé le corps comme ça, sans larynx.
— Passe-moi les détails.
— Je raconte ça et puis, plus rien, Ernie sort du bouquin. Un personnage que j’ai mis un temps fou à décrire physiquement, tu ne dois plus te rappeler mais c’est pas rien de décrire Ernie physiquement. Je l’avais bien planté dans son décor, et je commençais à m’y attacher, et maintenant je le laisse en plan parce que plus de vécu.
— Et sa mort ? Tu ne peux pas raconter sa mort ?
— Même pas ! Ernie est mort d’une rupture d’anévrisme, à l’hôpital. Je me souviens de notre toute dernière conversation, je ne l’avais pas vu depuis longtemps et je lui demande : « Comment ça va, Ernie ? » Et voilà qu’il me répond : « Pas trop bien, justement, j’ai mal à la tête. » Je me souviens d’avoir pensé : « Pourquoi il me dit ça, ce con ? » C’est vrai quoi, je posais la question juste par politesse, comme on la pose cent fois par jour à tous ceux qu’on croise, et pourquoi lui, il me parle de son mal de tête ? Il voulait me raconter sa cuite de la veille ? Il voulait que j’aille lui chercher de l’aspirine ? Moi, cette semaine-là j’avais les fédéraux au cul, et lui me parlait de son putain de mal de crâne ? Il a même ajouté : « Ma mère et ma sœur sont mortes d’une rupture d’anévrisme, c’est de famille, j’ai peur que ça me tombe dessus. » Je n’ai pas pu lui parler de mon problème avec les feds et mentalement je l’ai envoyé se faire foutre avec son mal de crâne. Moins de quinze jours plus tard on m’annonçait sa mort.
Maggie savait qu’elle n’était pas la seule, face à Fred, à passer en second dans l’ordre des plaignants.
— Au lieu d’écrire des Mémoires qui se prennent pour des romans, essaie l’inverse.
— …?
— Toi qui prétends être romancier, essaie de prolonger le destin d’Ernie.
— Faire comme s’il n’était pas mort ?
— Imagine qu’il ait continué sa brillante carrière au sein de l’Organisation et invente-lui toutes les bêtises qu’il aurait pu commettre. C’était quoi, sa spécialité ?
— Racket. Protéger un marché et calmer la concurrence. Lui et son équipe, ils savaient te mettre tout un territoire au carré.
La tasse aux bords des lèvres, Maggie marqua un temps d’arrêt. Des Ernie, elle en avait croisé des dizaines, dans tous les secteurs d’activités, et de bien pires que le racket. Pourtant, ce
— Alors cherche de ce côté-là, dit-elle.