Peter exprima son refus de poursuivre d’un geste franc de la main : pas question de se justifier devant un repenti sur les origines de sa vocation ni même d’en faire un sujet de bavardage pour tromper l’ennui. Mais s’il avait eu à répondre à la question avec sincérité, Peter aurait évoqué une mosaïque de petits événements qui l’avaient conduit jusqu’au Bureau. Il aurait parlé de son sens aigu de la loi, et de la loi au-dessus de toutes les autres, la loi fédérale. Il aurait expliqué ce que représentait pour lui la lutte contre le crime, et son envie d’en découdre. Il aurait peut-être avoué cette triste fête d’étudiants, chargée d’alcool, où il avait inhalé, pour faire comme les copains, un mélange de cocaïne et d’héroïne qui l’avait fait vomir toute la nuit. Il aurait peut-être raconté comment deux de ses meilleurs amis étaient morts d’overdose dans les mois qui avaient suivi. Quitte à faire glousser un Manzoni, il aurait fait état, sans pouvoir l’expliquer, de son étrange empathie pour les victimes en général, et de son désir profond de leur rendre justice. Il lui aurait expliqué comment le FBI l’avait attiré avec ses méthodes de pointe, son implacable précision, sa patience tenace, qui faisaient sa suprématie sur toutes les autres formes de répression du crime.
Mais Peter n’aurait en aucun cas évoqué, pour les avoir oubliées, des images en noir et blanc. Un petit écran, une chaîne qui ne rediffusait que des vieilleries, les années soixante en boucle, une esthétique d’une autre époque, et cette série qui gardait toute sa magie et résistait aux intrigues modernes bourrées d’hémoglobine et d’effets spéciaux. Fred avait raison sur ce point, des images avaient impressionné le jeune Peter bien avant tout le reste, bien avant les concepts de bien et de mal, bien avant l’idée même de morale ou de travail.
Le héros qui avait émerveillé l’enfance de Peter s’appelait Eliot Ness. En 1930, il avait fondé une brigade spéciale pour lutter contre Al Capone et tenté de faire respecter la prohibition à Chicago. Peter gardait au fond de lui-même le visage de Robert Stack qui jouait le personnage dans la série
— Daddy, il faut que tu saches que Lena n’aime pas la violence de tes livres.
Lena regarda Warren d’un œil noir. Il se fit un plaisir d’en rajouter.
— Elle part du principe que le monde est déjà si violent qu’il n’est nul besoin d’en rajouter. Pour elle, un livre est une œuvre d’art dont le rôle n’est pas de flatter les bas instincts du lecteur mais plutôt d’exalter ce qu’il y a de meilleur en lui.
Tom ne s’attendait pas à répondre à une question le concernant si peu. Il connaissait mieux la violence réelle que celle des livres et, plus que tout, il méprisait le soi-disant devoir de mémoire de Gianni Manzoni et sa rédemption par les lettres.
— Vous avez raison, Lena, moi-même je ne suis pas sûr de partager le goût de mes contemporains pour cette sauvagerie, mais, que voulez-vous, je me persuade de l’idée que la violence de pure fiction sert d’exutoire à la violence naturelle. Un jour, je saurai si j’ai fait œuvre d’utilité publique ou si, par malheur, j’ai suscité des vocations.
Tom jouait là une partition impensable vis-à-vis de sa hiérarchie qui jamais ne lui aurait donné son accord. Mais une décision devait être prise, et rien ne le captivait tant que de trouver de nouvelles solutions à des problèmes inédits. Et la solution qui s’était imposée était de matérialiser Fred l’espace d’une soirée, de le présenter à Lena et de le faire disparaître pour de longues années, en prétendant qu’il était retourné vivre aux États-Unis pour écrire une fresque sur l’histoire de la criminalité américaine. Lena n’en demanderait pas plus. Derrière le mystérieux M. Wayne se cachait un beau-père de rêve, insaisissable, absent pour de sérieuses raisons, mais si présent à l’esprit des siens. Chaque geste de Tom l’impressionnait, elle voyait désormais en lui une sorte de héros désinvolte qui, sans se prendre au sérieux, faisait passer sa vie d’écrivain avant celle des autres. Un choix qu’elle respectait et qu’elle admirait même.