Les Wayne découvraient aussi un Tom tout à fait inédit, acteur insoupçonné, jamais en deçà du rôle, à l’aise en improvisation. Dans l’élan d’une conversation, il posa un bref instant sa main sur l’épaule de Maggie en disant
Livia, comme elle se prénommait à l’époque, avait croisé Giovanni par hasard et s’en était entichée envers et contre tous. Pas plus que la Maggie d’aujourd’hui, elle n’éprouvait d’attirance pour les voyous. Fille d’ouvriers siciliens, sans aucune attache avec LCN ni avec aucun corps de police, elle aurait pu tout aussi bien, au lieu de rencontrer un Manzoni, se lier à un Quintiliani, qui dégageait la même force. Au lieu d’assister aux premiers pas de son amoureux sur les chemins tortueux de la criminalité, elle aurait pu, avec le même courage, accompagner Tom dans sa vocation de petit inspecteur new-yorkais qui rêve du badge fédéral. Elle se serait alors embarquée dans une vie tout aussi mouvementée, avec la même part d’inquiétude quotidienne, toujours prête à imaginer, derrière chaque retard de son mari, des coups de revolver et des détours par l’hôpital. De la même manière qu’elle avait fait ménage à trois avec Gianni et la Cosa Nostra, présente jusque dans leur lit et dans leur sommeil, elle aurait fait ménage à trois avec Tom et le Bureau fédéral. Elle serait restée à ses côtés, au nom de la Loi, comme elle était restée avec Gianni, au nom de l’Omerta. Pendant vingt ans, elle aurait redouté que des hommes au visage grave ne viennent toquer à sa porte pour lui annoncer que Tom était mort en faisant son devoir, comme elle avait redouté ceux qui seraient venus lui annoncer que Gianni était mort sans perdre son honneur. Et elle aurait pleuré les mêmes larmes de veuve ayant trop souffert de la folie de ces hommes qui, jamais, ne cesseraient de jouer aux gendarmes et aux voleurs.
— Tu as goûté mes brocolis ? demanda-t-elle à Tom, pour lui parler français, et du même coup le tutoyer.
Maggie imagina le bonheur de ses parents si, il y a bien longtemps, elle leur avait présenté un Tomaso Quintiliani. Un gars luttant contre cette vermine qui saignait les pauvres comme les moins pauvres, à commencer par la communauté italienne massée à New York et alentour. Combien ils auraient été fiers, le jour du mariage, de voir leur Livia au bras de ce brave type, un gosse du pays, mais du bon côté, le leur, un fils d’immigrés, fier d’être américain, et qui croyait comme eux aux valeurs de son pays. Le destin en avait décidé autrement ; aujourd’hui Maggie était maudite, répudiée par son père qui allait mourir sans avoir pardonné. Du reste, c’était Tom Quint qui, de temps en temps, donnait à Maggie des nouvelles des siens, un frère qui divorce, une mère à l’hôpital, mais personne ne cherchait à en avoir de Livia : elle était morte à leurs yeux le jour où, tout habillée de blanc, elle était entrée dans une église aux côtés d’un Manzoni.
Jamais elle n’avait eu la moindre pensée amoureuse pour Tom, jamais elle n’avait eu ni envie ni besoin de tromper Fred. Mais, au nom de cette certitude, elle pouvait, l’espace d’un soir, se rêver en Mme
Quintiliani, rien qu’en pensée, rien que pour le jeu. Après tout, s’imaginer partager la vie de Tom n’était pas si monstrueux ; elle l’avait toujours trouvé bel homme, soucieux de son hygiène de vie et de sa forme physique, bien élevé, capable de réfléchir avant d’agir. Elle avait toujours eu un faible pour les hommes qui n’avaient pas besoin d’une femme pour s’occuper d’eux. Tom savait repasser ses chemises réglementaires mieux que le pressing du coin et ne posait jamais de questions comme