Maggie remarqua avec quelle facilité ses enfants jouaient cette obscure comédie et disaient
— Comment vous êtes-vous rencontrés, monsieur Wayne et Maggie ? Je peux vous appeler Maggie, madame Wayne ? demanda Lena.
Tom et Maggie se regardèrent à la dérobée, chacun préférant laisser à l’autre le loisir d’inventer une histoire qui aurait pu être la leur.
— Voyez-vous, Peter, souvent je m’interroge sur le pouvoir de la fiction. Et je m’en étonnais déjà bien avant d’écrire des romans moi-même.
À l’approche de Chalon-sur-Saône, Bowles conduisait à vitesse constante sur la file de droite, le regard bercé par le rythme des rappels lumineux. Leur conversation sur la façon inconsciente dont le cinéma suscitait les vocations avait connu quelques détours, et Fred s’était lancé dans une démonstration sibylline sur l’identification à des personnages de fiction. Peter l’écoutait sans accorder de crédit à son soi-disant statut de praticien.
— Quand ils vont au cinéma, les gentils aiment que les gentils gagnent, et les méchants aiment que les méchants gagnent. Mais ça se complique quand un cordonnier gentil regarde un film où le personnage du salaud se trouve être un cordonnier. C’est plus fort que lui, le spectateur cordonnier gentil va inventer plein d’excuses au cordonnier salaud, parce qu’il connaît si bien ce stress du cordonnier, ce blues du cordonnier qui parfois vous pousse à des extrémités.
Sans interrompre sa démonstration, Fred saisit le sac de courses sur la banquette arrière, dépiauta l’emballage de son sandwich, et proposa à Bowles d’en faire autant pour le sien.
— … À l’inverse, poursuivit-il, un petit racketteur ultra-violent qui sévit dans l’East End va s’identifier à un superflic de cinéma, parce que, au cours du récit, il apprend que le superflic est né dans la même ville que lui, à Bismarck dans le Dakota. Depuis qu’il vit à New York, notre racketteur n’a jamais rencontré personne qui soit né à Bismarck dans le Dakota, il a même honte de dire qu’il est né là-bas. Alors, quand il voit ce flic de cinéma qui lutte contre la pègre, c’est plus fort que lui, il prend fait et cause pour cet ambitieux aux nobles idéaux, né, comme lui, à Bismarck dans le Dakota. Et dès qu’il est sorti du cinéma, le racketteur retourne dans la rue pour aller briser des genoux afin de récupérer quelques dollars.
À l’inverse de ce qu’il redoutait depuis la veille, Bowles ne subissait pas la conversation de Fred. Tout ce développement sur l’influence de la fiction dans la vie réelle l’intriguait.
— J’ai compris que vous ne vouliez pas parler du film qui a fait de vous un G-man, mais vous gagneriez trois places dans mon estime si vous me faisiez une confidence : n’y a-t-il pas un film dont le méchant vous a fait rêver plus que le gentil ? Personne n’en saura rien.
— Je me fiche de grimper dans votre estime mais la question est intéressante.
Peter se laissa le temps de la réflexion et mordit dans la part de sandwich qu’on lui tendait. Fred, en quelques bouchées, termina la première moitié de son jambon/fromage/pain complet qui lui parut décevant.
— Dans la série des James Bond, dit Peter, je me prends toujours pour James Bond. Sauf dans
Fred n’avait aucun souvenir de ce film mais reconnut que Peter jouait le jeu avec sincérité. Tout en l’écoutant, il fixa les deux moitiés de sandwich qui lui restaient en main, et se demanda si Bowles n’avait pas fait le bon choix en prenant un jambon/pain blanc, tout simple.
— Il se fait payer un million de dollars par assassinat, et il ne rate jamais. Il vit sur une île paradisiaque avec une créature magnifique. Figurez-vous que je ne regarde plus la fin du film pour éviter la scène où Bond le tue. Ainsi, pour moi, Scaramanga est toujours vivant.
Après un instant d’hésitation, Fred se réserva la deuxième part du sandwich de Peter et lui tendit son jambon/fromage/pain complet sans le lui dire. Peter le mangea machinalement, sans même faire la différence avec la moitié précédente, tout concentré sur les détails qu’il donnait de la vie de Francisco Scaramanga.