– Oh! très strict! s’accorda à reconnaître le patient lui-même, puis changeant soudain de ton: il buvait de grogs au rhum avec moi toutes les nuits jusqu’à n’y plus voir pour faire les pansements, m’expédiant au lit, à moitié ivre, vers trois heures du matin. Oh! par les étoiles, il veillait avec moi, en vérité et il était très strict en ce qui concernait mon régime. Oh! un grand veilleur, certes, et un diététicien rigoureux, tel est le Dr Bunger. (Bunger coquin, riez donc! pourquoi ne riez-vous pas? Vous savez que vous êtes une jolie canaille.) Mais, allez de l’avant, mon garçon, j’aurais préféré être tué par vous que sauvé par n’importe qui d’autre.
– Vous avez dû remarquer, honorable sir, dit l’imperturbable Bunger, avec son air de sainte nitouche, et faisant un petit signe de tête à Achab, que mon capitaine a parfois l’esprit farceur, il nous débite souvent des plaisanteries de ce genre. Mais je peux bien vous le dire – en passant, comme disent les Français – moi-même je ne bois jamais… moi, Jack Bunger, ancien membre du révérend clergé, je suis un homme absolument, intégralement abstinent, je ne bois jamais…
– D’eau! s’écria le capitaine, il n’en touche pas, elle lui donne des crises, l’eau fraîche lui donne l’hydrophobie, mais continuez… continuez avec cette histoire de bras.
– Oui, il vaudrait mieux, répartit froidement le chirurgien. Lors de l’interruption facétieuse du capitaine Boomer, j’étais en train de faire remarquer que malgré mes tentatives désespérées, l’état de la blessure empirait tous les jours. À la vérité, sir, c’était une plaie béante comme jamais chirurgien n’en vit de pire, plus de deux pieds et quelques pouces de long. Je l’ai mesurée avec la sonde. Bref, elle devenait noire, sachant où cela menait je l’amputai. Mais je n’ai rien à voir avec ce bras d’ivoire, c’est une chose contraire à toutes les règles, dit-il en le désignant avec son épissoir; ça, c’est le travail du capitaine et non le mien; il l’a fait exécuter par le charpentier, il y a fait mettre ce maillet au bout dans l’intention de faire éclater le crâne à quelqu’un, j’imagine, comme il a essayé faire du mien une fois. Il a parfois des colères diaboliques Voyez-vous ce creux, sir, et enlevant son chapeau et repoussant ses cheveux il exhiba une dépression en forme de bol sur son crâne qui ne portait pas la moindre trace de cicatrice, ni le moindre indice qu’elle eût été occasionnée par une blessure. Eh bien! le capitaine pourrait vous dire à quoi c’est dû, il le sait.
– Non, je n’en sais rien, répondit ce dernier, mais sa mère, elle, le savait car il est né avec ce creux. Oh! solennel pendard que vous êtes, vous, vous Bunger! A-t-on jamais vu un pareil Bunger sous le soleil? Bunger, quand vous mourrez, on devrait vous mettre au vinaigre, coquin, afin que vous vous conserviez pour les temps futurs, canaille.
– Que devint la Baleine blanche? dit Achab qui avait jusqu’alors assisté avec impatience à cette comédie jouée par les deux Anglais.
– Oh! dit le capitaine manchot. Oh! oui! En bien, après qu’elle eut sondé, nous ne la revîmes pas de quelque temps; en fait, comme je vous le disais, je ne savais pas alors qu’elle était la baleine qui m’avait joué ce tour, jusqu’au moment où je revins plus tard sur la ligne et où nous entendîmes parler de Moby Dick – comme certains l’appellent – et où je sus que c’était bien elle.
– L’avez-vous rencontrée à nouveau?
– Deux fois.
– Mais vous n’avez pas pu la harponner?
– Je n’ai pas eu envie d’essayer! Un membre, n’est-ce pas suffisant? Que deviendrais-je sans cet autre bras? Et je croirais volontiers que Moby Dick avale plutôt qu’il ne mord.
– En ce cas, interrompit Bunger, appâtez-la avec votre bras gauche pour récupérer le droit. Savez-vous, messieurs, ajouta-t-il en s’inclinant devant l’un et l’autre capitaines à tour de rôle, avec beaucoup de gravité et de componction, savez-vous, messieurs, que les organes digestif du cachalot sont si mystérieusement conçus par la Providence qu’il lui est impossible de digérer fût-ce un bras d’homme? Et il le sait. Aussi ce que vous imputez à la méchanceté de la Baleine blanche n’est que maladresse de sa part. Elle n’a jamais eu l’intention d’avaler un seul membre mais ne pense qu’à susciter la terreur avec des simulacres. Elle ressemble parfois à ce vieux jongleur qui fut autrefois un de mes patients à Ceylan; il feignait d’avaler des couteaux, en avala un tout de bon, un jour, et le conserva quelque douze mois ou davantage. Lorsque je lui eus donné un émétique, il rendit des clous de tapissier, voyez-vous. Il n’avait pas pu digérer ce couteau, ni l’assimiler. Oui, capitaine Boomer, si vous ne tardez pas et que vous soyez disposé à donner en gage votre bras afin que l’autre puisse être enterré décemment alors ce bras vous reviendra, il faut seulement donner sous peu une chance à la baleine, c’est tout.