Puisque j’ai entrepris de manier ce léviathan, il m’incombe de me montrer à la hauteur de ma tâche, de ne pas négliger la plus minuscule cellule de son sang et de raconter jusqu’au moindre repli de ses entrailles. Ayant déjà parlé de son habitat et de son anatomie, il me reste à l’exalter des points de vue archéologique, paléontologique et antédiluvien. Appliqués à toute autre créature que le léviathan – une fourmi ou une puce – pareils termes imposants pourraient à bon droit être considérés comme grandiloquents. Avec le léviathan pour sujet, ce n’est pas le cas. Pour accomplir cette prouesse, je suis trop heureux de chanceler sous les mots les plus pesants du dictionnaire. Il faut que vous le sachiez, chaque fois que j’ai eu besoin d’y recourir pour ces dissertations, je me suis invariablement servi d’une énorme édition in-quarto de Johnson, achetée expressément à cet effet, parce que l’énormité de ce célèbre grammairien en faisait le dictionnaire idéal d’un auteur, comme moi, traitant des baleines.
On entend souvent dire de certains auteurs qu’ils font mousser leur sujet et qu’ils le gonflent. Qu’en est-il alors de moi qui écris sur le léviathan? Malgré moi, mon écriture s’enfle en caractères d’affiches. Qu’on me donne une plume de condor et le cratère du Vésuve pour l’y tremper! Amis, retenez mes bras! car le seul fait d’écrire mes pensées sur le léviathan m’accable de fatigue et me fait défaillir dès que je songe à l’envergure de mon étude, comme s’il fallait y faire entrer toutes les sciences, toutes les générations de baleines, d’hommes, de mastodontes passés, présents et à venir, de tous les panoramas des empires terrestres, à travers l’univers entier et ses banlieues aussi. Un thème si vaste et si généreux est exaltant! On se dilate à sa dimension. Pour faire un livre puissant il convient de choisir un sujet puissant. On ne pourra jamais écrire une œuvre grande ni durable sur la puce, si nombreux que soient ceux qui s’y sont essayés.
Avant d’aborder le sujet des baleines fossiles, je présente mes lettres de créance de géologue, en spécifiant qu’au cours de ma vie mouvementée j’ai été tailleur de pierre, terrassier et grand fouilleur de fossés, de canaux et de
Au cours de ces trente dernières années, on a trouvé des fragments de baleines fossiles, datant d’avant l’apparition de l’homme, des morceaux d’os et de squelettes, au pied des Alpes, en Lombardie, en France, en Angleterre, en Écosse, dans les États de la Louisiane, du Mississipi et de l’Alabama. L’un des plus curieux de ces restes est un fragment de crâne, mis à jour, en 1779, dans une cave de la rue Dauphine à Paris, une petite rue débouchant presque devant le Palais des Tuileries; des os ont été également découverts lors du creusement des fossés de la citadelle d’Anvers au temps de Napoléon. Selon Cuvier, ces fossiles appartiennent à une espèce de léviathans tout à fait inconnue.
Mais le plus merveilleux vestige de cétacé est de loin le squelette immense et presque complet d’un monstre disparu et découvert en 1842 sur la plantation du juge Creagh, en Alabama. Les esclaves naïfs du voisinage, frappés d’une crainte respectueuse, le prirent pour les os de l’un des anges déchus. Les savants d’Alabama déclarèrent que c’était un grand saurien et le dénommèrent Basilosaurus. Mais des échantillons d’ossements ayant été envoyés à Owen, l’anatomiste anglais, il s’avéra que ce prétendu reptile était une baleine, encore que d’une espèce disparue. Cela illustre une fois de plus ce que je disais du squelette de la baleine incapable de fournir aucune idée de l’animal vivant. Il s’ensuivit qu’Owen rebaptisa le monstre Zeuglodon et, dans le rapport qu’il fit