En ce qui concerne ma connaissance des os du léviathan parvenu à son gigantesque développement d’adulte, j’en suis redevable à feu mon royal ami Tranquo, roi de Tranque, l’une des Arsacides. En effet, me trouvant à Tranque, il y a des années, alors que j’appartenais au navire marchand
Parmi nombre de belles qualités, mon royal ami Tranquo nourrissait un pieux amour pour tout objet rare artistique ou singulier, et il avait réuni à Pupella toutes les œuvres précieuses dues à l’imagination de ses gens, principalement des bois sculptés aux dessins merveilleux, des coquillages ciselés, des lances incrustées, des pagaies coûteuses, des canoës aromatiques, tout ceci voisinant avec les merveilles naturelles, tribut que les vagues détentrices de trésors avaient rejeté à la grève.
La principale d’entre elles était un grand cachalot échoué, après une tempête qui avait sévi durant un laps de temps inhabituel, et qui avait été trouvé mort la tête contre un cocotier dont la plumeuse aigrette semblait son jet verdoyant. Lorsque son corps immense fut dépouillé de toutes les épaisseurs qui l’enveloppaient et que ses os furent devenus d’une sécheresse crayeuse sous le soleil, l’on transporta délicatement son squelette dans le vallon de Pupella, où l’abrite à présent un vaste temple de palmes seigneuriales.
Aux côtés, on suspendit des trophées, l’histoire des Arsacides fut gravée sur les vertèbres, en hiéroglyphes étranges. Dans le crâne, les prêtres entretinrent une flamme perpétuelle et odorante, de sorte que la tête mystique laissait fuser à nouveau son souffle de vapeur tandis que, suspendue à un arbuste, la terrifiante mâchoire inférieure se balançait au-dessus des dévots comme l’épée qui effrayait tellement Damoclès.
C’était une vision étonnante. La forêt était verte comme les mousses de l’Icy Glen, les arbres sentaient monter la sève vivante dans leurs fûts altiers, à leur pied le métier à tisser de la terre besogneuse était tendu d’un tapis somptueux dont les vrilles de la vigne formaient la trame et les vivantes fleurs les ramages. Tous les arbres alourdis, les buissons, les fougères, les herbes et l’air messager menaient une activité incessante. À travers le galon des feuilles, la navette ailée du soleil tissait la verdure inlassable. Oh! tisserand affairé, tisserand invisible, arrête!… un mot… où s’en va l’ouvrage? Quel palais ornera-t-il? Pourquoi ce labeur sans fin? Parle, tisserand! Que ta main se repose! Je ne veux échanger qu’un seul mot avec toi! Non… vole la navette… et les images s’échappent du métier, le courant du tapis ruisselle pour jamais au loin. Le tisserand-dieu tisse, le bruit de son travail l’assourdit et la voix humaine ne parvient pas jusqu’à lui et nous, qui contemplons le métier, nous voici à notre tour assourdis par son bourdonnement et c’est seulement lorsque nous nous en échappons que nous entendons les mille voix qui nous parlent au travers. Car il en est ainsi même dans les usines des hommes. Le vol des fuseaux couvre les mots, ces mêmes mots que l’on entend clairement depuis l’extérieur par les fenêtres ouvertes. C’est ainsi que furent surprises des vilenies. Ah mortel! prends garde dès lors, car dans le vacarme du grand métier à tisser du monde, on peut surprendre au loin tes plus secrètes pensées.
Ainsi dans ce métier à tisser de la forêt arsacidienne, ce métier vert, trépidant de vie, gigantesque désœuvré, était étendu le blanc squelette vénéré et, tandis que la trame et la chaîne s’entremêlent en bruissant autour de lui, le puissant oisif semble être l’astucieux tisserand, tout tapissé de vignes, chaque mois lui apportant des verdures plus fraîches et plus vertes, à lui qui n’est que squelette pourtant La Vie enveloppant la Mort, la Mort y glissant la Vie, le dieu inexorable épousant la jeune Vie qui lui engendre des gloires aux têtes bouclées.
Or, quand je rendis visite, avec le royal Tranquo a cet étonnant cachalot et que je vis le crâne devenu autel et la fumée montant par où avait passé son souffle, je m’émerveillai de ce que le roi considérât une chapelle comme une curiosité. Il rit. Je m’émerveillai davantage encore de ce que les prêtres puissent jurer que son jet de fumée était authentique. Je passai et repassai devant le squelette, repoussai les vignes, me faufilai entre les côtes et, avec une pelote de fil arsacidien, je déambulai longuement dans ses méandres, dans l’ombre de ses colonnades et de ses mandrins. Mais bientôt ma pelote fut épuisée, je suivis le fil et je me retrouvai à l’entrée. Je n’avais rien vu de vivant à l’intérieur, rien que des os.