Ainsi ce charpentier était prêt à tout, avec une égale indifférence et un manque égal de respect pour tout. Il tenait les dents pour des morceaux d’ivoire, les têtes pour de simples poulies de guinderesse, les hommes eux-mêmes pour des cabestans. Des talents si variés, sur un éventail aussi vaste, une telle adresse et une telle activité laisseraient croire à une vivacité d’intelligence peu commune. Ce n’était pas précisément le cas. Cet homme se distinguait surtout par son flegme impersonnel, je dis bien impersonnel, car il se fondait si bien dans l’infini environnant des choses qu’il ne semblait faire qu’un avec l’impassibilité de tout le monde visible, ce monde qui conserve éternellement sa paix à travers son incessante et multiple activité et qui vous ignore alors même que vous creusez les fondations d’une cathédrale. Ce flegme à demi horrible semblait impliquer que le manque de cœur de cet homme devait s’étendre à tout, pourtant il était parfois curieusement injecté d’un vieil humour boiteux, antédiluvien, asthmatique non dépourvu d’un certain esprit geignard semblable à celui qu’il avait fallu pour faire passer le temps du quart de nuit sur le barbu gaillard d’avant de l’arche de Noé. Était-ce que ce vieux charpentier avait été, sa vie durant, un vagabond, qui roulant en long et en large, non seulement n’avait pas amassé de mousse mais semblait encore avoir élimé les petites touffes qui auraient pu à l’origine fleurir sur lui? Il était une abstraction nue, un bloc indivisible, aussi intègre qu’un enfant nouveau-né, sans idées préconçues sur ce monde, ni sur l’autre. On pouvait presque dire que pareille étrange pureté comportait une sorte d’inintelligence car il ne paraissait pas tant accomplir ses divers travaux grâce à la raison, à l’intuition, ou simplement parce qu’il y avait été formé, ou grâce à un mélange plus ou moins dosé de ces trois éléments, mais bien tout simplement par un processus spontané, prosaïque, en quelque sorte sourd et muet. Il n’était qu’un automate, son cerveau, s’il en eut jamais un, avait dû s’infiltrer au bout de ses doigts. Il ressemblait à cette création de Sheffield qui, si elle ne raisonne pas, n’en n’est pas moins utile, ce
Pourtant, comme nous l’avons déjà suggéré, ce charpentier dépliant, à outils multiples, n’était pas, somme toute, un simple automate. S’il n’avait pas d’âme, quelque chose de subtil et d’insolite la remplaçait en lui. Qu’était-ce? esprit de mercure ou gouttes d’ammoniaque, il est impossible de le dire. Mais cela était présent et habitait le charpentier depuis quelque soixante ans ou plus. Et ce principe de vie, indicible et astucieux le poussait à soliloquer longuement, mais seulement à la manière d’une roue dont le bourdonnement est aussi un monologue. Ou plutôt, son corps était une guérite et la sentinelle qu’elle abritait ne cessait de se parler à elle-même pour se tenir éveillée.
CHAPITRE CVIII